Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute une histoire, et une histoire bien touchante. Si vous la connaissiez, madame, vous auriez encore une meilleure opinion de son noble caractère, et vous seriez convaincue, comme nous le sommes tous, qu’il ne se mariera jamais.

Trompée dans son attente par la réponse de la jeune fille dont elle voulait capter la confiance, Mme Du Hautchet n’en persista pas moins à croire que, si Frédérique n’éprouvait réellement pour le chevalier qu’un sentiment vague de respect mêlé de reconnaissance et d’admiration, le Vénitien avait des intentions plus positives, et qu’il aspirait à séduire l’esprit et le cœur de la riche héritière des Rosendorff. Ce soupçon se changea pour elle en certitude lorsque la présence de Wilhelm de Loewenfeld éveilla dans le cœur du chevalier des troubles et des alarmes qui mirent à nu sa faiblesse. Heureuse de sa découverte, Mme Du Hautchet conçut le projet de favoriser de tout son pouvoir les prétentions de Wilhelm, et de s’entendre au besoin avec son père, le baron de Loewenfeld, pour combattre l’ascendant du chevalier sur l’esprit de Mlle de Rosendorff, et pour l’éloigner, si c’était possible, de la maison de Mme de Narbal. Ce plan, formé par la haine d’une femme médiocre, était assez habilement imaginé, parce qu’on l’appuyait sur des intérêts et des amours-propres froissés.

Le baron de Loewenfeld, nous l’avons déjà dit, était un vieil ami de la comtesse de Narbal, dont il avait connu le père et le mari. Issu d’une petite famille noble du Palatinat qui avait été attachée à la cour de Charles-Théodore, le baron avait fait de brillantes études à l’université d’Heidelberg et s’était distingué dans la culture des langues anciennes, particulièrement dans la langue et la littérature grecques, qu’il avait étudiées sous la direction de Kreutzer, l’auteur célèbre de la Symbolique. Né avec très peu de fortune et beaucoup d’ambition, le baron avait d’abord hésité sur le choix de la carrière qu’il voulait parcourir. Un mariage sortable qui ne l’avait point enrichi et une place de conseiller intime du grand-duc de Bade le fixèrent pour toujours à Manheim. Devenu veuf quelques années après que Mme de Narbal eut également perdu son mari, le baron de Loewenfeld n’avait qu’un fils unique, Wilhelm, qu’il avait fait élever avec beaucoup de sollicitude. Au moment où nous sommes arrivés dans ce récit, le baron pouvait avoir une cinquantaine d’années, à peu près dix ans de plus que le chevalier. C’était un homme d’une taille moyenne, maigre, aux yeux vifs, au regard scrutateur et d’une physionomie intelligente. Ses manières, d’une politesse cérémonieuse et affectée, étaient celles d’un homme de cour. Sa parole sèche et sentencieuse décelait la prétention de viser à la profondeur, à l’importance de l’homme d’état qui mesure la portée de ses discours, parce qu’il connaît le fond des choses humaines