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et puis retournait au salon pour s’assurer si l’on était venu. Cependant, comme la musique était la langue qui traduisait le mieux les sentimens et les sourdes aspirations de cette nature compliquée qui se cherchait elle-même, Frédérique, après quelques minutes d’une impatience qu’elle ne savait comment apaiser, revenait au piano, et c’était le grand air d’Agathe du Freyschütz qu’elle se reprenait sans cesse à fredonner.

Le chevalier avait voulu fuir le mouvement qui se faisait dans la villa, dérober son malaise aux regards des personnes qu’il pensait lui être hostiles, telles que Mme Du Hautchet et le baron de Loewenfeld. Lorsqu’à travers la mince épaisseur du plafond qui séparait cette pièce du cabinet d’étude, la voix de Frédérique s’éleva jusqu’à lui, et qu’il put l’entendre chanter l’admirable andante de l’air où Agathe exprime les angoisses de son cœur sur le retard du bien-aimé, Lorenzo fondit en larmes. — C’est moi, se disait-il en sanglotant, qui lui ai appris à parler cette langue divine de l’amour, c’est moi qui ai fait sourdre de cette âme d’enfant les accens qui s’en échappent à l’adresse d’un autre, d’un moins aimant qui aura peut-être mieux qu’il ne mérite.

La voix de Frédérique s’arrêta tout à coup, un bruit de chaises qui se fit entendre dans le salon apprit au chevalier que celui qu’on attendait était enfin arrivé. En effet, il put voir bientôt de ses fenêtres Wilhelm et Frédérique entrer dans une allée du jardin. Ému, malheureux, profondément humilié, Lorenzo forma aussitôt la résolution de mettre un terme au supplice qu’il endurait en quittant Schwetzingen le lendemain matin. Cette détermination allégea comme par miracle le poids énorme qui oppressait son cœur, et rendit l’équilibre à ses facultés.

Après s’être habillé avec quelque soin, le chevalier descendit de sa chambre allègre et tout aimable. Il fut brillant dans la journée, causa beaucoup avec tout le monde et eut à table un très grand succès de parole. Le Vénitien, qui tirait vanité de ne pas savoir écrire et de n’être en toutes choses qu’un amateur, parlait admirablement lorsque le sujet de la conversation excitait la verve poétique de son esprit. Il s’exprimait en allemand parfois avec une certaine incorrection pittoresque qui ne manquait pas de grâce. Lorsque le mot propre de la langue de Goethe et de Lessing lui faisait défaut, il le remplaçait par un mot italien, ce qui donnait à son style un accent original et très piquant. Dans sa bouche, l’allemand avait quelque chose de doux et de lumineux, une sorte d’étrangeté pleine de charme qui plaisait beaucoup aux femmes surtout. La conversation avait roulé sur une question politique du jour, et le chevalier sut fixer l’attention des convives par des considérations profondes