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pas assez ce que ces gros chiffres ont produit de résultats sérieux. Je n’en connais qu’un seul : l’impuissance et la preuve que, de même que nous ne sommes pas encore en mesure de faire des navires de 20,000 tonnes qui soient des instrumens pratiques, nous ne sommes pas non plus capables de faire des canons de 20 tonnes qui soient de véritables instrumens de combat. Est-ce que l’exemple de ce qui vient de se passer au siège de Charleston ne devrait pas dessiller tous les yeux, éclairer toutes les imaginations abusées ? Est-ce que le chiffre de 440 livres assigné comme poids aux projectiles qui ont bombardé pendant cent cinquante jours le vieux fort Sumter, sans même parvenir à le rendre inhabitable aux confédérés, est-ce que ce chiffre n’est pas à lui seul un enseignement ? Est-ce en France que nous devrions discuter de pareilles choses, en France où nous venons de voir au fort Liédot quelques légères, mais puissantes pièces du modeste calibre de 24 ouvrir à 1,300 mètres de distance et en deux cent soixante coups une brèche dans un rempart de maçonnerie qu’elles ne voyaient pas, que l’on avait caché à leurs regards en élevant le glacis presqu’à la hauteur de la crête du parapet ? Est-ce que nous devrions nous laisser détourner de nos travaux et de nos progrès par ces pièces dites de 300 et même de 600 que sir W. Armstrong construit en tâtonnant dans une profonde obscurité, lorsque nous voyons qu’en Angleterre son canon de 110, correspondant à notre calibre de 36, est déclaré tout au moins suspect dans les enquêtes les plus solennelles, et que bon gré, mal gré, la marine anglaise en est toujours réduite à armer les batteries de ses frégates avec ses anciens canons de 68 à âme lisse ?

Le gouvernement anglais vient de publier sur cette question deux énormes volumes d’enquêtes et de pièces officielles. Qu’y trouve-t-on ? Que sir William Armstrong lui-même n’a jamais prétendu offrir au gouvernement qu’une grosse carabine rayée se chargeant par la culasse, lançant un projectile du poids de 12 livres et correspondant à notre calibre de 4 ; mais lorsque, le succès de cette arme ayant été établi à la satisfaction du gouvernement, on voulut le presser de faire un canon de 32, il répondit qu’il n’était pas en mesure, et demanda sept ou dix ans pour étudier la question. S’il a cependant abordé de plus gros calibres, c’est sous la pression du gouvernement, mais à son corps défendant, parce qu’il ne voulait pas que l’on dît qu’il avait refusé un service que d’autres le croyaient capable de rendre. Son langage sur tous ces points est aussi modeste que sensé. Rendons hommage à sa loyauté, mais ne nous précipitons pas dans la voie où le gouvernement anglais l’a témérairement lancé. Si cette voie était la bonne, ce seraient les Turcs qui, avec leurs gros canons des châteaux des Dardanelles, devraient