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la fin de mai, après l’ouverture des états-généraux. Quel immense travail pour le ministère que de pourvoir à tout, de répondre à toutes les questions, de calmer autant que possible toutes les luttes, dans un pays où dominait sans doute l’esprit d’unité, mais où régnait encore une si grande diversité d’institutions ! M. Chassin insiste sur quelques détails qui indiquent en effet de la confusion ; mais il passe trop sous silence le fait dominant, qui fut l’ordre et la bonne harmonie. Si un peu de désordre se fit jour, à qui la faute ? Au parti des impatiens et des novateurs à outrance, qui déjà commençait à se montrer. À côté des élections troublées et tumultueuses, comme il y en a toujours, il faut placer le spectacle admirable que donnèrent les trois quarts des bailliages. Les trois ordres s’y confondirent dans une noble émulation pour le bien public, dans un élan de patriotique reconnaissance pour le roi, et de cette ancienne rivalité de classes et de provinces on vit se dégager presque sans effort la grande figure de la France nouvelle. Je n’en veux citer qu’un exemple, l’élection de Langres, où les trois ordres né firent qu’un seul corps, sous les auspices de l’évêque, M. de La Luzerne, un des hommes les plus respectés de son temps.

Presque partout les deux premiers ordres renoncèrent à leurs privilèges pécuniaires. « Les procès-verbaux des assemblées de bailliages sont remplis de discours de la noblesse et du clergé allant annoncer au tiers-état leur sacrifice, et de réponses de celui-ci, enthousiastes jusqu’à l’absurde. » Qui parle ainsi ? L’auteur même du Génie de la Révolution. « La noblesse, ajoute-t-il, s’évertue à égaler, à dépasser le tiers en libéralisme théorique, proclamant les droits de la nation, de l’homme et du citoyen, opposant la souveraineté du peuple au despotisme ministériel, voire à l’autorité royale : folies qui mériteraient l’admiration de l’histoire, s’il fallait se fier à leur sincérité. » Et qui vous dit qu’elles n’étaient pas sincères ? Ne voyez-vous pas, par le nom des élus et la nature de leur mandat, que tout était franc et vrai dans ces folies ? Et le clergé ? M. Chassin a un singulier moyen de réduire à néant les déclarations de cet ordre en faveur de la liberté ; elles étaient contraires, dit-il, au véritable esprit de la religion catholique. Il me permettra de croire que le clergé lui-même savait aussi bien que personne à quoi s’en tenir sur ce point. Il cite des extraits d’un mandement de l’archevêque de Lyon, M. de Marbeuf, qui prévoyait des révolutions prochaines ; mais on peut lui opposer en même temps un autre mandement de l’archevêque de Bordeaux, M. de Cicé, qui voyait s’ouvrir un monde nouveau de justice et de paix : tous deux avaient tort et raison à la fois. Et qu’est-ce donc que la liberté, si ce n’est le droit pour tout le monde de dire ce qu’on pense ? La grande majorité du clergé partageait. les opinions de M. de Cicé ; c’est l’essentiel. Les inquiétudes et les avertissemens des autres avaient aussi leur part de vérité, et on n’aurait pas eu si grand tort de les écouter un peu.

L’honneur de ce beau moment appartient avant tout à la nation elle-même ;