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obtiendrait pour vous, mieux que tout autre Florentin, l’accueil favorable de Scala. Cet homme d’ailleurs mérite à lui seul votre attention, sans parler des richesses d’art qu’il a recueillies, sans parler même de sa fille Romola, blanche et belle comme le lis de Florence avant que son humeur querelleuse eût fait passer au pourpre cette fleur symbolique.

« — Mais, si le père de la belle Romola forme lui-même des collections, pourquoi n’achèterait-il pas mes pierres ?

« — Pour deux excellentes raisons, répondit Nello secouant les épaules : faute d’yeux pour les voir et d’argent pour les payer. Notre vieux Bardo de’ Bardi a perdu la vue à ce point de ne plus discerner autre chose, lorsque sa fille s’approche de lui, qu’un vague reflet de l’éclat qu’elle jette autour d’elle : probablement celui de sa chevelure d’or, qui, pour nous servir des expressions de messer Luigi Pulci en parlant de sa Meridiana, raggia come Stella per sereno… Mais voici quelques-uns de mes cliens, et je ne serais guère surpris que l’un d’eux vous aidât à tirer parti de votre anneau. »


Le premier des cliens ainsi annoncés se trouve être l’imprimeur Domenico Cennini, fils de celui qui, au retour d’un voyage d’Allemagne, introduisit la typographie à Florence. Tito Melema (le jeune Grec dont il a été question), présenté dans toutes les règles à ce grave personnage, va rencontrer en lui, grâce à l’obligeant barbier, un premier protecteur. Le second, bien autrement important, est Bardo Bardi, le père de la belle Romola. Issu d’une race patricienne que la fortune des guerres civiles a fait déchoir peu à peu, le descendant des comtes de Vernio a cherché dans l’étude l’oubli des désastres publics et privés qui l’ont réduit à une condition voisine de la misère ; Manuello Crisolora, Filelfo, Argiropoulo, lui ont tour à tour donné leurs leçons, et il est devenu sous leur direction un scoliaste de premier ordre, profondément versé dans les littératures latine et grecque. Malheureusement, au milieu des manuscrits qu’il transcrivait, des curiosités archéologiques dont il s’était fait un musée, les yeux du vieillard se sont usés peu à peu. La disparition d’un fils ingrat qu’a séduit l’attrait mystérieux de la vie monacale l’a privé de l’auxiliaire précieux sur lequel il avait cru pouvoir compter. Romola lui reste seule, blonde et pâle Antigone de cet innocent Œdipe. Il ne voit plus que par ses yeux les trésors d’antiquités accumulés autour de lui ; les poètes, les philosophes dont il a fait ses idoles, ne lui parlent plus que par la voix de cette jeune fille : aussi l’a-t-il condamnée à ne vivre comme lui que de solitude et d’érudition. Cette destinée austère a fait de Romola une femme à part et développé en elle jusqu’à l’héroïsme le culte des sentimens les plus nobles. Son dévouement filial se fortifie de la vénération que lui inspire son père, impassible victime des coups