Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/945

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

science. N’avons-nous pas Bernardo Rucellai ? N’avons-nous pas Alamanno Rinuccini ? N’en avons-nous pas vingt autres encore ?… Et si vous avez besoin d’informations en pareille matière, c’est moi précisément, moi, Nello, qui suis votre homme, il me tarde d’être utile à un bel erudito comme vous… Tenez, votre barbe est tombée ; regardez-vous dans ce miroir vénitien fait à Murano, — le véritable nosce te ipsum, comme je l’ai surnommé, — auprès duquel la plus belle plaque d’acier ou d’argent n’offre que ténèbres.

« — Il me semble, dit le Grec, que votre rasoir a retranché quelque chose de mon capital… Je veux dire par là qu’il m’ôte un ou deux ans d’âge nécessaires pour donner crédit à mon érudition… Mais la question est de savoir maintenant si un étranger comme moi peut compter sur l’hospitalité de Florence.

« — Comme Grec, quoique seulement Grec d’Apulie, je n’oserais en vérité vous la promettre… Il existe parmi nos savans des préjugés contre l’érudition venue de la Grèce… Ce n’est qu’au prix de beaucoup de réserve qu’un Grec bien avisé peut se faire des amis parmi nous…

« — Je goûte si bien vos sages avis, répliqua le Grec avec un radieux sourire, que je vous saurai gré de m’en donner quelques-uns encore… A quel patron m’adresser ?… Lorenzo n’aurait-il pas un fils héritier de ses goûts ainsi que de ses richesses ? Pourriez-vous m’indiquer ici tel autre connaisseur opulent qui fasse collection de gemmes antiques ?… Je possède une belle Cléopâtre gravée sur sardoine, ainsi que deux ou trois intailles et camées que leur beauté, leur rareté rendent dignes de figurer dans le cabinet d’un prince. Fort heureusement, avant de me mettre en route, j’avais eu la précaution de les coudre dans la doublure de mon pourpoint… Je voudrais encore, ajouta-t-il en replaçant à son doigt un anneau dont la richesse contrastait avec l’état de ses vêtemens, je voudrais me procurer une petite somme nécessaire à mes plus pressans besoins sur le dépôt de ce gage, et vous pourrez sans doute me recommander à quelque honnête trafiquant.

« — Voyons, voyons, dit Nello, qui arpentait à grands pas sa boutique… Ce n’est guère le moment de s’adresser à Piero de’ Medici : non qu’il n’ait le goût de pareilles curiosités lorsque l’état de ses finances lui permet de le satisfaire ; mais pour le moment c’est une autre Cléopâtre qui absorbe toutes ses pensées. N’importe, j’ai votre affaire : un homme riche, influent, ayant le goût des belles-lettres sans être hérissé de pédanterie, Bartolommeo Scala, le secrétaire de la république,… un parvenu, fils de meunier, que notre Poliziano crible à ce sujet d’épigrammes mordantes, et qui s’en trouvera d’autant mieux disposé à favoriser les débuts d’un jeune savant étranger…

« — Mais comment arriver jusqu’à ce grand homme ? objecta le Grec avec une certaine impatience.

« — J’allais y venir, répliqua Nello. La mort de Lorenzo tient en alerte, pour le moment, tous nos personnages officiels, et il peut être difficile à un étranger d’attirer leur attention ; mais d’ici à des temps plus favorables je vous mettrai facilement en rapport avec un homme qui, s’il le voulait,