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dans quelque colonie, il y allaient perdus et comme absorbés parmi les autres citoyens; mais alors ils passèrent sans transition de leur camp dans les domaines qu’on leur avait donnés, et par là l’esprit militaire se conserva chez eux. Comme ils n’étaient pas très éloignés les uns des autres et pouvaient se voir, ils ne perdirent pas tout à fait le goût de la vie d’aventure. « Ils comparaient, dit Appien, les travaux pénibles de l’agriculture avec les hasards brillans et fructueux des combats. » Ils formaient donc au sein de l’Italie toute une population de soldats prêtant l’oreille aux bruits de guerre et prêts à accourir au premier appel.

Précisément il y en avait alors beaucoup à Rome que César y avait appelés en attendant qu’il leur désignât des terres. D’autres étaient tout près, dans la Campanie, occupés à s’établir, et dégoûtés peut-être de ces premières fatigues de leur installation. Plusieurs d’entre eux revinrent à Rome au bruit des événemens; le reste attendait pour se décider qu’on les payât cher et se mettait aux enchères. Or les acheteurs ne manquaient pas. L’héritage du grand dictateur tentait toutes les convoitises. Grâce à ces soldats prêts à vendre leurs services, chacun des compétiteurs avait ses partisans et ses chances. Antoine les dominait tous de l’éclat de son autorité consulaire et des souvenirs de l’amitié de César; mais auprès de lui se soutenaient le débauché Dolabella, qui avait donné des espérances à tous les partis, et le jeune Octave, qui arrivait d’Épire pour recueillir la succession de son oncle. Il n’y avait pas jusqu’à cet incapable Lépide qui n’eût mis plusieurs légions dans ses intérêts et ne fit quelque figure parmi ces ambitieux. Et tous, entourés de soldats qu’ils avaient achetés, maîtres de provinces importantes, s’observaient avec méfiance en attendant de se combattre.

Que faisait cependant Brutus? L’occasion des ides de mars une fois manquée, il pouvait encore profiter de ces querelles des césariens pour se jeter sur eux et les écraser. Les gens résolus de son parti lui conseillaient de l’essayer et d’appeler aux armes toute cette jeunesse qui, en Italie et dans les provinces, avait applaudi à la mort de César; mais Brutus détestait la guerre civile et ne pouvait se décider à en donner de nouveau le signal. Comme il s’était imaginé que le peuple s’empresserait, d’accepter la liberté qu’on lui rendait, il avait cru que la restauration de la république se ferait sans violence. Une illusion le menait à l’autre, et ce coup de poignard qui commença une guerre effroyable de douze années lui semblait devoir assurer pour jamais la tranquillité publique. C’est dans cette persuasion qu’au sortir de la curie de Pompée, où il venait de tuer César, il parcourut les rues de Rome en criant : La paix ! la paix ! Et ce mot fut désormais sa devise. Quand ses amis, apprenant