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II

Lorsqu’après avoir suivi une des longues rues qui traversent Fort-de-France dans sa grande dimension, le promeneur s’avance de quelques pas jusqu’à la Pointe-Simon, il se trouve brusquement transporté au centre d’un ravissant paysage tropical. À sa gauche s’étend la rade des Flamands, unie, calme et transparente, bornée au premier plan par les lignes sévères du fort Saint-Louis, et à l’horizon par les campagnes des Trois-Ilets, qui ont vu naître une impératrice. À sa droite, entre deux rideaux de palmiers et de bambous, coule-tranquillement une étroite rivière bordée de jardins, de verdure et de cases à nègres ; dans le fond du tableau se dresse l’âpre et sombre barrière des mornes. C’est la rivière Madame, qui vient là se jeter dans la baie entre deux bâtimens d’aspects fort dissemblables, dont l’un est une des plus belles usines à sucre de la colonie, tandis que le second, tristement enceint d’un mur, n’offre d’autre caractère que celui d’une prison. C’en est une en effet, ou peu s’en faut, et le maussade préau qu’enclôt ce mur ne mériterait pas d’attirer notre attention, s’il ne semblait investi du don magique en vertu duquel le tapis des contes arabes transportait son possesseur d’une extrémité du globe à l’autre. Aujourd’hui le visiteur pourra s’y croire au sein d’une tribu africaine du fond du golfe de Guinée. Autour des foyers en plein vent sont accroupis des nègres aux formes massives, aux chevelures laineuses et crépues ; les femmes ont à peine de quoi voiler leur nudité, mais leurs bras et leur col sont ornés de verroteries ; les enfans se roulent dans le sable à l’état de nature. Vienne le soir, et l’incertaine lueur des foyers éclairera des danses guidées par l’assourdissant et monotone tam-tam, des danses dont on ne songe plus à rire quand on y voit pour l’exilé le souvenir et comme le culte de la patrie absente.

Revenez à quelque temps de là visiter cette cour ; la peuplade noire aura fait place à des centaines d’enfans de Confucius, aux yeux bridés et narquois, accompagnés de femmes aux pieds mutilés, mais fières des grands peignes dorés et des longues épingles d’argent qui ornent les interminables tresses de leur chevelure. Le préau cette fois est devenu un faubourg de Canton. Quelque autre jour, le sifflet du machiniste vous transportera sur les bords du Gange. Vous ne verrez autour de vous qu’Indiens, reconnaissables non moins à l’éclat profond des yeux et aux reflets bronzés de la peau qu’à la servilité caractéristique de l’attitude. Bien que ces malheureux ne représentent de l’extrême Orient que le côté sordide et misérable, on n’en est pas moins étonné de la pureté des lignes qui se