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relevé très soigneusement fait sur les registres de la mairie de Fort-de-Françe, du 24 mai 1848 au 31 décembre 1860, établit que, sur 5,202 naissances, 1,685 seulement sont légitimes, dont 448 pour la classe blanche, tandis que sur les 3,517 naissances illégitimes, 3,433 appartiennent à la classe de couleur. Il ne faut pas oublier que la ville de Fort-de-France, grâce à l’importance de l’élément administratif, possède une proportion de blancs plus forte que tout autre quartier de l’île. On voit que, si le nègre a réalisé quelques progrès en fait de moralité conjugale, il lui en reste encore plus à faire. Ne parvînt-on qu’à rectifier ses notions un peu embrouillées sur le mariage, qu’il y aurait déjà un mieux notable. À quel curé de nos Antilles n’est-il pas arrivé de voir un nègre lui rapporter sa bague d’alliance en le priant naïvement de le démarier ? Le pauvre prêtre a beau se mettre en frais d’éloquence vis-à-vis de l’époux mécontent ; ce dernier ne s’en va pas moins persuadé que la mauvaise volonté seule a empêché le curé de reprendre son anneau. Parfois même la chose va plus loin, Le maire d’une commune de la Guadeloupe, ceint de l’écharpe tricolore, et dans toute la majesté de sa gloire officielle, était occupé à faire des mariages. Un couple noir se présente, la cérémonie commence, et le magistrat avait déjà entamé la lecture édifiante du chapitre VI, titre V, du livre Ier sur les droits et devoirs respectifs des époux, lorsqu’un souvenir le frappe. Il s’interrompt et interpelle le futur conjoint : « Ne t’ai-je pas marié il y a six mois ? — Si, mouché. — Ta femme est morte ? — Non, mouché ; li à Marie-Galande. Femme-là pas bon ; moi quitté li. Talà meilleure (celle-ci est meilleure), » ajoutait-il, en désignant avec satisfaction l’objet de ses nouvelles amours. Le maire en fut quitte pour recommander à l’avenir plus de soin dans la publication des bans ; mais il est douteux que le nègre ait vu dans son refus de le marier autre chose qu’un acte d’hostilité personnelle.

Il est difficile de se montrer bien sévère pour une immoralité qui a aussi peu conscience de ses torts, surtout si l’on se reporte aux exemples que les blancs donnent aux nègres. La vie d’habitation quasi féodale sous l’esclavage ne se prêtait que trop à tous les désordres de ce genre. Là où régnait souverainement la volonté d’un seul, là où venait presque s’arrêter l’action même de la justice, il était impossible que tout caprice du maître ne fût pas accueilli comme une faveur, et c’est ce qui arrivait. L’habitant parlait de ses bâtards (c’était le terme consacré) comme de la chose la plus naturelle du monde. Sa femme les acceptait sans récriminations, les soignait même dans une certaine, mesure, et n’oubliait jamais, quand son mari mourait, de les habiller tous de deuil ainsi que leurs mères. Parfois cette descendance interlope atteignait des proportions patriarcales. J’ai connu un brave et digne habitant qui, parvenu à sa