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qu’elle contient toujours, et par l’idéal faire pressentir l’infini et l’éternel amour, voilà, selon mes faibles lumières, quelles sont la mission et la puissance de l’art. Si Dieu m’avait donné plus qu’un cœur aimant, s’il m’avait accordé le don suprême de savoir exprimer ce que je sens, je voudrais fixer l’heure où nous sommes et rendre tout ce que me fait éprouver la vue de ce beau jardin.

— Est-il permis de vous demander, monsieur le chevalier, de quelle nature sont les impressions que vous voudriez pouvoir exprimer ?

— Elles sont tout à la fois tristes et délicieuses, puisqu’elles me rappellent le jardin de Cadolce et les souvenirs qui s’y rattachent.

— S’il ne manque rien à la copie pour vous donner l’idée de l’original, dit Frédérique, qui s’enhardissait, nous avons le droit d’être fière, monsieur le chevalier !

— Non, charmante enfant, répondit le chevalier Sarti en portant à ses lèvres la main de la jeune fille, non, il ne manque presque rien au parc de Schwetzingen pour me rappeler des jours de bonheur à jamais évanouis. Vous surtout, Frédérique, vous seriez bien dangereuse pour moi, si je ne me disais, avec le poète que je citais tout à l’heure : « Tandis que le printemps s’apprête à vous couronner de ses fleurs, moi j’incline vers l’automne, qui m’attend avec les regrets d’une existence manquée. »

— Une existence manquée ! s’écria Frédérique avec un sentiment de surprise bien sincère ; ah ! monsieur le chevalier, que vous êtes injuste envers la destinée !

— Vous croyez ?… dit-il en pressant de nouveau la main de Frédérique.

— Oui, répondit-elle tout émue, mon cœur me dit cela.

— Votre cœur est plein d’illusions généreuses, répliqua le chevalier sur un ton sérieux et en abandonnant la main de Frédérique ; mais il m’appartient d’être un peu plus raisonnable et de ne pas confondre les velléités d’une imagination qui s’entr’ouvre à la lumière avec un sentiment que vous ne pouvez pas éprouver, que je ne dois pas vous inspirer.

— Qu’est-ce donc que j’éprouve ? dit-elle d’une voix basse et mal assurée, et pourquoi toutes ces impossibilités que je ne comprends pas ?

— Chère Frédérique, répondit le chevalier avec tendresse, vous êtes le printemps et je suis l’automne, vous êtes riche et je suis pauvre, sans famille et sans patrie. Tout s’oppose à ce que je sois autre chose pour vous qu’un ami heureux de vous aider à déployer vos ailes et de vous suivre du regard dans le ciel bleu où vous allez bientôt vous envoler. Laissez-moi vous aimer comme le reflet charmant