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conseils et à tout ce que je vous entends dire chaque jour d’excellent et de si nouveau pour moi. Je vous dois au moins autant de reconnaissance que vous en avez conservé pour la mémoire de Beata, qui vous a été si bonne,

— Chère et adorable enfant, que me dites-vous là ? s’écria le chevalier ému jusqu’aux larmes. Vous renouvelez en moi des souvenirs ineffables, vous me transportez dans le temps bien heureux di dolci sospir. Ah ! je vous en conjure, lui. dit-il avec plus de calme, ne m’exposez plus à entendre de telles paroles.

— Mais pourquoi, monsieur le chevalier, voulez-vous me priver du plaisir de vous exprimer mes sentimens de gratitude ? lui répondit Frédérique avec cette malice innocente d’une femme qui pressent une partie de la vérité qu’elle désire connaître.

— Mon Dieu, parce que je suis un vieil enfant, trop disposé à me laisser surprendre par de folles illusions.

Marchant toujours à une certaine distance de Fanny, d’Aglaé et de Mme Du Hautchet, qu’ils ne perdaient point de vue, Frédérique et le chevalier gardèrent un instant le silence après l’espèce d’aveu qu’ils s’étaient fait d’une manière fortuite, n’osant ni l’un ni l’autre dissiper le doux embarras où ils se trouvaient. Le chevalier, qui était certainement le plus gêné des deux, chercha à se donner une meilleure contenance en appelant l’attention de la jeune fille sur un ordre d’idées qui était le sujet habituel de leurs entretiens. — Que les poètes et les artistes en général sont heureux, dit-il, de pouvoir fixer par la parole, par le pinceau, par des sons harmonieusement combinés, des momens comme celui-ci ! Goethe a bien raison de dire que la poésie est la consécration des heures fortunées de la vie, et aucun poète allemand n’a été plus fidèle à ce principe que l’auteur de Mignon. Vous souvenez-vous des jolis vers de l’un de ces petits chefs-d’œuvre où Goethe nous a conservé un rayon de sa fantaisie émue :

Wie ergötzt es mich im Kühlen
Dieser schönen Sommer nacht !
O ! wie still ist hier zu fühlen
Was die Seele glücklick macht[1] !

On peut dire que l’œuvre entière de ce beau génie n’est que la transfiguration des êtres et des lieux qu’il a aimés. Sa vie ressemble à un poème dont l’amour est le principal sujet. Choisir les instans propices, éterniser les souvenirs bénis, dégager l’idéal de la réalité

  1. « Que j’aime à goûter la fraîcheur de cette belle nuit d’été ! qu’il est doux de savourer ici, en silence, le sentiment qui nous rend si heureux ! »