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vers le bois qui enveloppe le lac. Les trois cousines Fanny, Aglaé et Frédérique, avec Mme Du Hautchet, précédaient à peu de distance le reste de la compagnie, qui cheminait lentement, causant et riant de choses diverses. Le chevalier était resté un peu en arrière et s’était écarté un instant pour monter sur une vieille ruine qu’on nomme l’aqueduc romain, d’où l’on jouit d’une vue admirable. De ce point élevé qui plane au-dessus du bois, le chevalier pouvait voir les eaux tranquilles du lac refléter la blanche lumière de la lune qui s’épanouissait au firmament escortée déjà par de nombreuses constellations qui jaillissaient autour et loin d’elle dans l’immensité des cieux. Il se serait volontiers attardé dans cet endroit pittoresque, s’il n’eût craint qu’on remarquât son absence, car c’était un goût du chevalier de rechercher la solitude quand il y avait un peu trop de monde chez Mme de Narbal et d’aimer à se recueillir pendant que le bruit et la gaîté régnaient autour de lui. L’écho de la vie et de la joie des autres augmentait la disposition naturelle du chevalier à la rêverie, à la contemplation sereine. Ce soir-là, le chevalier avait un motif de plus pour rechercher avec empressement quelques instans de solitude : c’était le malaise que lui faisait éprouver la présence du fils de M. de Loewenfeld. Sans se rendre bien compte du sentiment de vague inquiétude qu’éveillait en lui ce jeune étudiant à la barrette de velours, aux moustaches blondes, aux bottes molles armées d’éperons d’or, le chevalier n’avait pu remarquer sans un douloureux pressentiment que Wilhelm de Loewenfeld avait attiré l’attention des trois cousines pendant toute la journée. Depuis que le chevalier fréquentait la maison de Mme de Narbal, c’était la première fois qu’il y voyait pénétrer un jeune homme de vingt-deux ans, à la tournure élégante. Wilhelm arrivait tout nouvellement de l’université de Leipzig, où il avait fait, disait-on, de brillantes études. Or le chevalier, qui avait déjà le cœur ému et bien préoccupé, se faisait peu d’illusion sur le genre d’intérêt qu’il pouvait inspirer à la jeune fille par qui il s’était laissé imprudemment charmer. Ce point noir dans l’horizon de sa vie paisible n’avait point échappé à la sagacité du noble Vénitien. On est si facilement troublé quand on aime.

Cependant il rejoignit bientôt la compagnie. En entrant dans le bois par l’une des nombreuses allées qui conduisent au lac, le chevalier rencontra les trois cousines qui se promenaient avec Mme Du Hautchet. Il les suivit et prit part à la conversation insignifiante qu’il trouva engagée. Bientôt, au tournant d’une de ces petites allées qui se multiplient et s’entre-croisent dans ce taillis épais où le lac s’enferme et se cache comme en une oasis au fond du désert, le chevalier se trouva près de Frédérique, qui s’était dégagée du groupe