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alors d’être questeur ou édile; on entrevoyait devant soi la préture et le consulat, et l’on se faisait, en luttant vaillamment sur le Forum ou dans la curie, des titres pour y arriver. Ce qu’imaginait de plus beau tout jeune homme à son entrée dans les affaires, c’était d’obtenir ces grands honneurs à l’âge où le permettaient les lois, la préture à quarante ans, le consulat à quarante-trois, et il n’y avait rien de plus honorable que de pouvoir dire : J’ai été préteur ou consul dès que j’ai eu le droit de l’être. Si par bonheur, pendant qu’on l’était, le sort favorisait de quelque guerre importante qui donnât l’occasion de tuer cinq mille ennemis, on obtenait le triomphe, et il ne restait plus rien à souhaiter.

Il n’est pas douteux que Brutus n’eût conçu cette espérance comme les autres, et il est certain que sa naissance et ses talens lui auraient permis de la réaliser; mais Pharsale renversa tous ces projets. Les honneurs ne lui étaient pas interdits, car il était l’ami de celui qui les distribuait; mais ces honneurs n’étaient plus que de vains titres depuis qu’un homme avait pris pour lui tout le réel du pouvoir. Cet homme prétendait bien être seul le maître et n’admettre personne à partager avec lui l’autorité. « Il n’écoute pas même les siens, disait Cicéron, et ne prend conseil que de lui. » Pour les autres, la vie politique n’existait plus; il arriva donc même à ceux qu’occupait le gouvernement nouveau de se sentir désœuvrés, surtout après les violentes agitations des années précédentes. Le dieu, suivant l’expression de Virgile, faisait des loisirs à tout le monde. Brutus employa ces loisirs à revenir aux études de sa jeunesse qu’il avait plutôt interrompues que délaissées. Y revenir, c’était se rapprocher plus étroitement encore de Cicéron.

Ce n’est pas qu’il l’eût oublié; pendant qu’il suivait César en Asie, il avait appris que son ami, retiré à Brindes, y souffrait à la fois des menaces des césariens, qui ne lui pardonnaient pas d’être parti pour Pharsale, et des rancunes des pompéiens, qui lui reprochaient d’en être trop vite revenu. Entre toutes ces colères, Cicéron, qui, comme on sait, n’avait pas beaucoup d’énergie, était fort abattu. Brutus lui écrivit pour le raffermir. « Vous avez fait des actions, lui disait-il, qui parleront de vous malgré votre silence, qui vivront après votre mort, et qui, par le salut de l’état, si l’état est sauvé, par sa perte, s’il ne l’est pas, déposeront à jamais en faveur de votre conduite politique. » Cicéron dit qu’en lisant cette lettre il lui sembla sortir d’une longue maladie et rouvrir les yeux à la lumière. Quand Brutus fut de retour à Rome, leurs relations se multiplièrent. En se connaissant mieux, ils s’apprécièrent davantage. Cicéron, dont l’imagination était si vive, le cœur si jeune malgré ses soixante ans, s’éprit tout à fait de Brutus. Ce commerce assidu avec un esprit si curieux, une âme si droite, ranima et rajeunit son talent. Dans les