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arrêt de Jupiter ! Comme ces paroles de pitié touchent et rassérènent notre âme, que pourraient déchirer trop cruellement les douleurs de Prométhée et froisser l’odieuse violence des ministres de Jupiter ! De même, dans un autre endroit de la pièce, après les gémissemens et les cris de colère que pousse le Titan, le cœur est comme rafraîchi par ce bruit d’ailes, par le vol de ces nymphes de la mer qui viennent se jouer autour du rocher et caresser de leurs douces voix le triste captif. Vient ensuite le vieil Océan, lui aussi, avec des paroles de consolation et de sympathie. Ces amitiés fidèles, ces dévouemens que rien ne décourage, jettent de l’attendrissement dans ce sombre drame dont la donnée est si cruelle. Prométhée sans doute éprouve de bien dures souffrances ; mais la dernière, la plus poignante de toutes, lui est épargnée : le chagrin de se voir abandonné et trahi par ceux à qui il a fait du bien et qu’il a aimés.

On le voit, pour les dons naturels, la richesse et la hauteur du génie, Eschyle ne reconnaît point de supérieur, et ne peut avoir que des égaux ; mais ce qui fait que de tous les rois de la scène c’est lui que nous avons le plus tardé à comprendre et à goûter, c’est qu’il est de tous le plus éloigné de nous, de notre état social, de nos habitudes d’esprit et de cœur. C’est pour cette raison que, malgré tous les progrès de la critique, il ne me paraît pas probable qu’Eschyle prenne sur l’imagination du public lettré le même empire que Shakspeare, et qu’il devienne jamais populaire. Pour arriver à ne point souffrir de le trouver si différent des modèles, soit classiques, soit romantiques, auxquels nous sommes accoutumés, pour le saisir tout entier dans le vif de son génie, pour en jouir sincèrement, toute phrase et toute affectation mise à part, il faudra toujours quelque érudition et un certain effort d’esprit. Comme d’ailleurs, parmi les gens mêmes qui passent pour instruits, il n’y en a qu’un très petit nombre qui soient en état de lire Eschyle dans le texte grec, c’est rendre service à sa gloire que de mettre, au moyen de fidèles traductions, le grand poète athénien à la portée du public français. M. Alexis Pierron, qui a tant fait pour répandre le goût et l’intelligence de la littérature grecque parmi les maîtres et les élèves de nos lycées, et pour faciliter l’accès de la poésie grecque aux amateurs qui ne sont pas des savans, a ouvert la voie ; il nous a donné, il y a déjà une douzaine d’années, une belle et vivante traduction en prose du théâtre complet d’Eschyle, et il a initié ainsi aux beautés du vieux maître bien des lecteurs qui ne connaissaient de lui que son nom et les titres de ses tragédies. Venant après M. Pierron, M. Mesnard, encouragé par le succès de son courageux devancier, ose encore plus : il a entrepris de traduire en vers l’Orestie, ce vaste et harmonieux ensemble où se déploie librement le grave et religieux génie d’Eschyle. Malgré toutes les difficultés que présentait cette tâche, il a réussi assez brillamment pour que tous les amis des lettres grecques attendent de lui qu’il poursuive l’œuvre commencée, et qu’il nous donne tout entier, un jour ou l’autre, le poète qu’il en tend si bien et qu’il aime si tendrement.


G. PERROT
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V. de Mars.