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et doctoralement le langage des poètes versés dans les mystères de la théologie païenne. même curieuse marqueterie dans les caractères de ses personnages : ses dieux sont tantôt les dieux rustiques et simples des bois et des clairières antiques, tantôt les dieux de nos anciennes allégories dramatiques ou pittoresques, tantôt enfin les dieux métaphysiques de la critique moderne. M. de Banville cherche à fuir la réalité contemporaine; mais cette réalité se venge de lui, et il est à son insu beaucoup plus moderne qu’il ne le croit. On distingue facilement dans cette fantaisie antique des traces d’influence qui datent de 1862 ou 1863. Je lui signale, entre autres passages, une certaine conversation de Diane avec ses nymphes touchant le caractère et les mœurs des habitans de l’Olympe. Le souvenir d’Orphée aux Enfers a bien certainement passé par là. Vous voyez qu’on n’échappe jamais à son temps, et qu’il vous rattrape au moment où on croit en être le plus loin. La pastorale de M. de Banville est d’ailleurs écrite en vers amples, harmonieux, sonores, qui se lisent avec plaisir.

Voilà le bilan le plus récent de notre littérature dramatique : il n’est ni plus ni moins remarquable que celui des années précédentes; mais l’impression dernière qui nous reste de ces productions n’est pas des plus gaies. Les trois pièces principales que nous avons examinées, quoique bien différentes, se ressemblent en ce qu’elles révèlent toutes trois un vide moral et une incertitude de principes qui sont vraiment faits pour affliger. On dirait qu’il y a quelque ressort brisé dans l’âme contemporaine, et que le cœur de la société ne bat plus aussi fortement qu’autrefois. La tristesse et la lassitude sont au fond de toutes ces productions dramatiques qui, contrairement à l’antique adage, castigat ridendo mores, semblent ne pouvoir nous instruire qu’en pleurant ou en bâillant. La gaîté semble disparue du théâtre et des mœurs; aucun de ces personnages n’a le plus petit mot pour rire et aucun ne prête à rire, même parmi ceux qui ont la prétention d’appartenir à la comédie. Les caractères sérieux donnent le frisson, les caractères frivoles inspirent la mélancolie. Nous semblons vraiment descendre depuis plusieurs années les cercles d’une géhenne littéraire qui n’ont rien à envier aux cercles de l’enfer de Dante. Nous avons traversé successivement les mares infectes, les bois des harpies, les cercles de feu; nous voici arrivés maintenant dans les régions de glace, les dernières de toutes, celles au bout desquelles il n’y a plus rien. Puisse au moins cette étape être la dernière pour nous comme elle fut la dernière pour le poète florentin! Puissions-nous, comme lui, au sortir de la région où sont châtiés les cœurs de glace, nous retrouver en face de la saine humanité, des cœurs vivans, du ciel et de la nature !


EMILE MONTEGUT.