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Je n’ai pas vu qu’aucun spectateur soit revenu indigné ou troublé. Les critiques l’ont discuté froidement et tranquillement comme le type le plus naturel du monde, comme un personnage qui a sa place dans notre existence sociale; aucun n’y a vu un être exceptionnel et, pour trancher le mot, une bizarrerie morale. Les plus sévères ont dit : « C’est un mauvais riche, » et s’en sont tenus là. En face de cette tranquillité universelle, on ne peut se défendre de se poser cette question naïve : Mais ce personnage existe donc, puisqu’il n’excite aucune surprise? et s’il existe, où en sommes-nous? Comment! voilà un personnage qui se vante de n’avoir rien d’humain et qui le prouve, et personne n’a l’air de trouver cela extraordinaire! Les spectateurs ont donc rencontré bien souvent des Montjoye? S’il en est ainsi, nous les plaignons de toute notre âme, car ils ont dû faire de cruelles expériences. Le sentiment que soulève généralement ce personnage est celui de la réprobation. Eh bien! nous avouons franchement que nous aurions mieux aimé un peu de surprise. Le succès de M. Feuillet n’y aurait rien perdu, et nous nous sentirions plus rassuré. Le drame de M. Feuillet serait-il un signe du temps? marquerait-il une date? Nous hésitons à le croire, et cependant cette universelle tranquillité des spectateurs ne semble-t-elle pas indiquer que l’auteur a frappé juste et fort, quoiqu’il ait frappé avec modération et prudence? Sous ses airs de réserve, cette pièce a une portée morale des plus sérieuses et des plus propres à faire réfléchir.

Montjoye est un personnage vraiment étrange et qu’il est difficile de faire comprendre au lecteur avec les seules ressources de l’analyse. Les philosophes du dernier siècle, qui s’amusaient à mettre l’homme de la nature en opposition avec l’homme social, seraient fort embarrassés pour savoir dans laquelle de ces catégories ils doivent placer le héros du nouveau drame de M. Feuillet. Montjoye est par excellence un type antisocial, car il vit absolument sans lois. Ne croyez pas cependant qu’il soit pour cela l’homme de la nature; il n’a plus aucun des sentimens qu’elle met au cœur de l’homme, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il semble ne les avoir jamais eus. Non-seulement il s’est affranchi de toutes les lois morales, mais, ce qui est plus difficile, il s’est débarrassé de toutes les lois sociales. Dans une des conversations cyniques où il révéla son caractère, il prend soin de nous expliquer qu’il ne s’est rattaché à rien afin de pouvoir mieux tout dominer. Son début fut un coup de maître. Tout jeune, il s’associa avec un de ses amis pour une entreprise commerciale à double face, à la fois trompeuse et solide, l’exploitation d’une fausse mine d’or qui contenait une vraie mine de cuivre. Il fit manquer habilement l’affaire et en racheta sous main les débris, après s’être retiré à temps de l’association. La mine d’or ruina