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qualités qui sont nécessaires pour y réussir, une grande flexibilité d’opinion, beaucoup de tolérance pour les autres, assez de facilité pour lui-même, le talent de manœuvrer avec aisance entre tous les partis, et une certaine indulgence naturelle qui lui faisait tout comprendre et presque tout accepter. Quoiqu’il ait fait de bien mauvais vers, il avait un tempérament de poète, une étrange mobilité d’impressions, une sensibilité irritable, un esprit souple, étendu, rapide, qui concevait promptement, mais abandonnait vite ses idées, et d’un bond passait d’un extrême à l’autre. Il n’a pas pris une seule résolution grave dont il ne se soit repenti le lendemain. Toutes les fois qu’il embrassait un parti, il n’était vif et décidé qu’au début, et allait toujours en s’attiédissant. Brutus au contraire n’avait pas un esprit rapide ; d’ordinaire il hésitait au début d’une entreprise et ne se décidait pas du premier coup. Sérieux et lent, il s’avançait en toutes choses par degrés; mais une fois qu’il était résolu, il s’enfermait dans son idée sans que rien pût l’en distraire : il s’isolait et se concentrait en elle, il s’animait, il s’enflammait pour elle par la réflexion, et finissait par n’écouter plus que cette logique inflexible qui le poussait à la réaliser. Il était de ces esprits dont Saint-Simon dit qu’ils ont une suite enragée. Son obstination faisait sa force, et César l’avait bien compris quand il disait de lui : « Tout ce qu’il veut, il le veut bien[1]. »

Deux amis qui se ressemblaient si peu devaient naturellement se heurter dans toutes les occasions. Leurs premiers différends furent littéraires. C’était l’habitude alors au barreau de partager une cause importante entre plusieurs orateurs ; chacun prenait la partie qui convenait le mieux à son talent. Cicéron, contraint de paraître souvent devant les juges, y venait avec ses amis et ses disciples, et leur distribuait une part de sa tâche, afin de pouvoir y suffire. Souvent il se contentait de garder pour lui la péroraison, où son éloquence

  1. On peut voir au musée Campana une statue très curieuse de Brutus. L’artiste qui l’a faite n’a point cherché à idéaliser son modèle, et il semble n’avoir aspiré qu’à une réalité vulgaire; mais on y reconnaît bien Brutus. A ce front bas, à ces os de la face accusés avec tant de lourdeur, on devine un esprit étroit et une âme entêtée. La figure a un air fiévreux et malade; elle est à la fois jeune et vieille, comme il arrive à ceux qui n’ont pas eu de jeunesse. On y sent surtout une tristesse étrange, celle d’un homme accablé sous le poids d’une destinée grande et fatale. Dans le beau buste de Brutus conservé au musée du Capitole, et dont a parlé M. Ampère (Revue du 15 juillet 1855), la figure est plus pleine et plus belle. La douceur et la tristesse sont restées; l’air maladif a disparu. Les traits y ressemblent tout à fait à ceux qu’on trouve sur la fameuse médaille qui fut frappée pendant les dernières années de Brutus et qui porte a son revers un bonnet phrygien entre deux poignards, avec cette légende menaçante : Idus martiœ. Michel-Ange avait commencé un buste de Brutus dont on peut voir l’admirable ébauche aux Offices de Florence. Ce n’était pas une étude de fantaisie, et l’on voit qu’il s’était servi des portraits antiques en les idéalisant.