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rapproche dans un lien indissoluble ! C’est le mariage mystique de l’esprit humain et du monde matériel annoncé par Bacon, ce sont les aspirations de la vieille race teutonique comprimées pendant des siècles par la civilisation occidentale, que Weber traduit pour la première fois en musique. Après l’ouverture du Freyschütz, on peut s’écrier avec un poète romantique de la Souabe, Uhland :

Nicht in kalten Marmorsteinen,
Nicht in Tempeln, dumpf und todt :
In den frischen Eichenhainen
Lebt und rauscht der teutsche Gott[1].

Le rideau se leva sur un beau décor représentant une auberge rustique à l’entrée d’une forêt de la Bohême, et la pièce continua son cours. On entendit d’abord ce chœur brillant de l’introduction : — Victoire ! — qui exprime avec entrain la gaîté bruyante des braves gens qui viennent de s’exercer au jeu de la cible, et dont la péroraison, en forme de mouvement de walse, remplit l’âme de cette vague et douce tristesse, parfum de la poésie allemande. Après la marche rustique des ménétriers conduisant en triomphe les habitans du village, viennent ces fameux couplets de Kilian, l’heureux tireur, qui chante sa victoire au milieu des éclats de rire des femmes du village, se moquant du pauvre Max, qui pour la première fois a manqué d’adresse. Par la, franchise du rhythme, par l’accent mélodique et le pittoresque de l’instrumentation, ces couplets, avec l’accompagnement du chœur qui en répercute le refrain, sont une des créations les plus originales de la fantaisie de Weber. — Ceci est complètement nouveau, se disait le chevalier après l’exécution de ce morceau piquant. On chercherait vainement de pareils effets dans l’œuvre dramatique de Mozart, ni dans aucun des grands musiciens de la fin du XVIIIe siècle. C’est l’allure franche de la chanson populaire imitée et ennoblie par l’art, c’est quelque vieux refrain de la Bohême, où se passe l’action, que Weber aura recueilli peut-être, et dont il aura fait son profit, comme c’était son habitude et son droit.

Il avait à peine exprimé cette opinion, combattue dédaigneusement par M. de Loewenfeld, que son attention se porta sur le trio avec accompagnement de chœur entre Max, Runo et Gaspard, le Méphistophélès de cette touchante histoire, l’esprit démoniaque qui se rit des caprices du sort, qu’il cherche à dominer par une puissance supérieure. Ce trio pour ténor et deux basses est plus qu’une

  1. « Ce n’est point dans de froides statues de marbre, dans des temples sourds et mornes, c’est dans les forêts fraîches et sonores que vit et respire le dieu allemand. »