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depuis longtemps familière, une image plus vieille que lui de plusieurs siècles, celle-là même que sa curiosité mondaine était allée disputer aux ténèbres de la nécropole égyptienne, et qu’il avait conservée depuis lors au fond de son cœur, l’honorant d’un culte silencieux. A sa place et à celle de Félix, il n’y avait plus que deux ombres, deux fantômes impalpables, — Sethos, le prince déshérité, en face de l’usurpateur Amasis. Et alors, aussi froid que le spectre de ses rêves, sans émotion et sans mouvement, debout, les bras croisés, il regarda.

Il regarda son frère aux prises avec la mort. Une terreur indéfinissable en cet instant fatal passa dans les yeux et sur le visage de Félix. Ce n’était pas l’horreur du trépas imminent, ce n’était pas le saisissement hagard de l’homme qui va sombrer, c’était une peur spéciale, aux étreintes plus poignantes. Félix venait de lire sur la physionomie de son frère Edmond une pensée qui suffit, en moins d’une seconde, pour geler comme un froid subit l’essence même de son être. Il frissonna, comme frissonnent les anges quand leur regard descend au fond du gouffre infernal. Ses illusions fraternelles, sa confiance presque filiale s’éteignirent du même coup avec un cri d’agonie. Quant à l’aîné des deux frères, il demeura debout, impassible, à la pointe de son esquif, tandis que l’autre continuait à se débattre dans le souple réseau liquide qui montait peu à peu autour de lui. Leurs regards échangeaient un dialogue qui ne sera jamais écrit dans aucune langue humaine. Ce duel de leurs yeux, au sein de cette solitude où tout se taisait, entouré d’un affreux silence que ne venait pas même interrompre le cri plaintif de l’oiseau des marais, avait quelque chose qui serrait le cœur.

Ce fut à une brassée de la barque tout au plus que Félix épuisé se laissa couler. Au moment où le flot passa sur sa tête, sa longue chevelure brune s’épandit et surnagea un moment. Comme le bouquet sombre de quelque plante aquatique, elle allait et venait, chose déjà morte, au gré du flot capricieux.

Le bras droit étendu, la main qui, toujours agitée, appelait encore à l’aide, s’élevèrent une fois de plus. Par un mouvement involontaire, Edmond se pencha pour les saisir. Il n’avait qu’à étendre le bras, et son frère était sauvé;... mais sur la main droite de l’homme qui se noyait un pâle rayon de soleil vint se jouer au hasard, et les reflets d’une flamme violette arrivèrent droit aux yeux d’Edmond. Une voix intérieure s’éleva, qui lui disait : Ne touche jamais de ton doigt de fange à l’œuvre d’en haut !

Il se rejeta en arrière... La main de Félix avait disparu.

Il la revit encore une fois, mais elle n’avait plus ni mouvement ni prière. L’agonie la raidissait déjà, et, tendue ainsi vers le ciel, à qui elle semblait demander vengeance, elle menaçait l’immobile