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et sa règle. Bien décidé à subir son destin, quel qu’il fût, il l’était également à ne point repousser les chances favorables que l’inconstance du sort amènerait devant lui. Au prix d’un acte criminel, toute félicité humaine lui aurait semblé trop chèrement payée; mais il croyait pouvoir caresser impunément le rêve et la chimère d’un désir coupable.

Telles étaient ses dispositions, lorsque, assiégé de pressentimens sinistres, il monta dans la barque où son frère l’appelait. Plus il était sombre et pensif, plus Félix donnait carrière à sa pétulance folle, à son exubérante vivacité. Il le raillait impitoyablement d’avoir choisi avec tant de prudence l’héritière de Rosenberg. — Vous serez riche, très riche, lui disait-il, et avec l’argent épargné sur les procès à venir vous aurez de quoi donner à votre comtesse une tiare de diamans... Mais, si riche que cet hymen vous fasse, jamais vous n’aurez de quoi me payer ceci... — Et le malheureux jeune homme, en prononçant ces dangereuses paroles, s’amusait à faire scintiller par manière de défi la mystérieuse améthyste. Edmond, taciturne et sombre, avait cessé de répondre autrement que par quelques monosyllabes à ses insolentes saillies.

On sait comment ils restèrent seuls après le départ de leur jeune compagnon. A droite et à gauche, ils avaient les hautes berges de la rivière; au-dessous d’eux, le courant profond et rapide. Félix, averti à plusieurs reprises par son frère, n’en continuait pas moins à faire pencher la barque par vaine bravade tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Edmond n’ouvrait plus la bouche. Au dedans de lui commençait à fermenter une vie nouvelle, où se confondaient une sorte d’espoir craintif, une angoisse mêlée de joie. Un brusque mouvement de Félix mit soudain la proue de la barque en opposition directe avec le courant; l’un des côtés s’enfonça jusqu’à fleur d’eau. Félix perdit l’équilibre, et, après quelques efforts pour se retenir, glissant malgré lui, disparut sous l’onde. Quand il revint à la surface, l’impulsion de sa chute avait déjà fait avancer la nacelle, et il se trouvait dans le sillage à quelques pas en arrière. Il s’efforça de l’atteindre, mais l’impétuosité du courant la faisait voguer assez vite, et sur cette nacelle rapidement entraînée, pas une main ne se levait pour lui venir en aide, pas une rame ne lui était tendue. Sous les coups réitérés de ses bras, une sorte de tourbillon s’était formé où il se débattait péniblement. Ses habits trempés, ses lourdes bottes pleines d’eau gênaient ses mouvemens et l’entraînaient au fond. La barque légère voguait toujours.

— Assez, Edmond ! Arrêtez-vous, pour l’amour du ciel!... Je suis assez puni comme cela... Ma force est à bout... J’enfonce!... Je n’en puis plus!...

Devant les yeux d’Edmond se dressa dans ce moment une image