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V

Il y ici une lacune dans le journal du comte Edmond, et nous le retrouvons en Silésie, dans le vieux château de ses pères, entouré de la même tendresse et des mêmes respects qui faisaient jadis de lui une sorte d’idole. Juliette, parvenue à cet âge charmant où s’opère la transformation qui investit la jeune fille des plus beaux privilèges de la femme, ne voit rien au monde de plus attachant et de plus imposant à la fois que cet ami d’enfance si intelligent, si studieux et si grave. Il n’aurait qu’à vouloir pour devenir l’arbitre de ses destinées. Une seule de ces paroles que la passion inspire éveillerait aisément dans ce jeune cœur les premières vibrations de l’amour; mais Edmond n’a rien de passionné : chaque page de son journal nous le montre enfermé en lui-même, ermite ou plutôt prisonnier dans la demeure à part que lui fait sa réserve habituelle. Nul ne sait ce qui s’y passe, et les sentimens de tendresse qui peuvent y pénétrer ne s’en exhalent jamais. On dirait une de ces églises sombres où tout est silence et majesté. Il est changé cependant; à l’égard de Juliette, son attitude n’est plus la même. Sa voix, quand il lui parle, prend un accent plus pénétrant et plus doux; mais s’il l’aime, cet amour farouche, au lieu de s’attester, s’oublie : au lieu de sortir aux champs, bannière, déployée, animé d’un désir de conquête, il se dissimule à lui-même, et plane vaguement dans la région des rêves ébauchés, des aspirations incomplètes.

Depuis le retour d’Edmond, le vieux château silésien s’est transformé en une espèce de musée archéologique. Dans les salles voûtées, les maçons du voisinage sont venus dresser parmi les arceaux en ogives des pylônes et des chapiteaux égyptiens. Piédestaux et statues, sarcophages et papyri, scarabées, crocodiles empaillés, tupinambis et pierres précieuses, sans parler de quelques beaux sphinx aux membres de granit poli, aux regards d’enfant étonné, emplissent mainte chambre où Edmond et Juliette travaillent de concert à classer, à disposer dans un ordre harmonieux ces richesses venues du fond de l’Orient et pour ainsi dire du fond des âges.

— La belle bague ! s’écria un jour Juliette, retirant de son enveloppe d’ouate et portant près d’une haute fenêtre, pour l’examiner plus à l’aise, une superbe améthyste aux reflets de pourpre.

L’étude assidue d’un papyrus lacéré en plusieurs endroits absorbait pour le moment toute l’attention du jeune comte : — Je suis ravi, dit-il d’un air distrait, que vous ayez trouvé quelque chose à votre goût parmi ces curiosités baroques !

— Et vous me l’offrez, Edmond?... Merci mille fois!... Voyez comme cet anneau me va bien !... Vous l’aurez commandé tout exprès pour moi chez quelque orfèvre de Sarastro.