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sienne, on se sent à l’aise près d’elle, on peut tout entendre de sa part, et on se sent disposé à tout lui dire. C’est la représentation aussi parfaite qu’intéressante de la culture de l’esprit français. Dans tout ce que nous appelons philosophie, par conséquent sur les principes élevés de toutes choses, on est en opposition avec elle, et cette opposition se maintient en dépit de son éloquence ; son naturel et ses sentimens valent mieux que sa métaphysique, et sa belle intelligence s’élève souvent jusqu’à la puissance du génie. Voulant tout expliquer, tout comprendre, tout mesurer, elle n’admet rien d’obscur, rien d’impénétrable, et ce que le flambeau de sa raison ne peut éclairer n’existe pas pour elle. De là son insurmontable aversion pour la philosophie idéaliste (idealphilosophie) ; cette philosophie est pour son intelligence un air méphitique qui la tue. Le sens poétique tel que nous le comprenons lui manque complètement ; aussi ne peut-elle s’approprier, dans les œuvres de ce genre, que le côté passionné, oratoire et général ; elle n’approuvera jamais le faux, mais elle n’apprécie pas toujours le vrai. Ce peu de mots vous prouvera que, par la netteté, la décision et la vivacité spirituelle de sa nature, elle doit exercer une influence agréable et bienfaisante. Il n’y a de fatigant chez elle que l’agilité peu commune de sa langue, car elle met son auditoire dans la nécessité de se transformer au point de n’être plus que l’organe de l’ouïe. »

De son côté Goethe émet, lui aussi, à propos de Mme de Staël, de fort curieux jugemens. Travaillant pour le recueil des Heures à la traduction d’un petit ouvrage qu’elle venait de publier, il mande à Schiller qu’il « s’est efforcé de donner au vague français quelque chose de plus déterminé et de plus voisin de la manière allemande. » Par ces mots : die französische Unbestimmtheit, il entend, je pense, le vague ou l’indéterminé de la pensée française, et non, comme traduit Mme de Carlowitz, le vague de la langue ; la maxime est suffisamment osée déjà, et il ne faut pas en forcer la signification ; mais on doit avouer d’ailleurs qu’il a laissé dans un certain vague lui-même l’expression de sa pensée. Goethe écrit encore : « Comme la bonne dame est à la fois d’accord et en désaccord avec elle-même ! mit sich selbst eins und uneins ! » Il reconnaît bien son ardeur d’intelligence, son caractère sympathique et passionné, mais une telle visite a été pour lui un moment de lutte pénible ; elle l’a forcé, dit-il, à exhiber ses vieux tapis et ses vieilles armes de défense. C’est précisément la même impression que Schiller a ressentie : « Notre amie est partie, dit-il, et je me sens tout juste dans le même état que si je relevais d’une grande maladie. » Placez à côté de ces curieux témoignages les belles et nobles pages du livre De l’Allemagne, où Mme de Staël apprécie le génie des deux poètes qu’elle a appris à connaître, et voyez de quel côté viennent se placer la conception vive, l’équitable et ferme jugement. Du reste ce n’était pas Goethe et Schiller seulement qui restaient étonnés et comme interdits en face d’une intelligence aussi française que l’était Mme de Staël : le recueil des lettres de Charlotte Schiller que nous citions tout à l’heure, et qui contient des correspondances venues de tous côtés, témoigne que tous les esprits allemands avaient subi la même impression, tant il est vrai qu’il y avait là une rencontre de deux génies entièrement divers. On lira avec intérêt dans la publication