Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/512

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en a élucidé un principal épisode en publiant et commentant, à l’aide de la traduction de Mme de Carlowitz revue par lui, l’histoire de la célèbre et féconde amitié entre Goethe et Schiller.

Le 14 juin 1794, Schiller, qui venait de fonder avec Guillaume de Humboldt et Fichte son recueil littéraire intitulé Les Heures, écrivit d’Iéna une lettre à Goethe pour invoquer sa collaboration. Cette lettre est la première page de la volumineuse correspondance qu’allaient échanger les deux poètes, et le premier monument de l’union féconde qui allait s’établir entre eux. Chacun d’eux avait jusque-là creusé son sillon à part. Goethe, âgé de quarante-cinq ans, avait déjà donné Goetz de Berlichingen (1773), Werther (1774), Iphigénie (1786), Egmont, le Tasse, un grand nombre de ses ballades, et commencé le Faust, c’est-à-dire qu’il était déjà en possession de la gloire après avoir renouvelé le théâtre et la poésie lyrique. Schiller avait dix ans de moins ; mais les Brigands (1781), Fiesque, Don Carlos, Amour et intrigue, ne lui avaient pas valu une moindre renommée. Goethe, après s’être vite élevé au-dessus des agitations de la Sturm und Drang-Periode, avait fait le voyage d’Italie, s’était trouvé en face de l’antique et était revenu amoureux de la beauté pure. Schiller, poète révolutionnaire dans les Brigands, ennemi de la société politique dans Fiesque, de la société civile dans Amour et intrigue, citoyen du monde avec le marquis de Posa, sortait à peine d’une période d’agitation qui semblait avoir suscité de la part de Goethe mille défiances contre lui. Tout à coup ces deux esprits, qu’une apparente divergence séparait, rapprochés et mis en contact, se reconnaissent comme frères, s’éprennent et s’enchantent mutuellement. Les premières lettres qu’échangent les deux poètes sont remplies des témoignages de ce charme mutuel et inattendu. Une virile tendresse de cœur est de la partie assurément, témoin les larmes de Goethe en 1805, quand la mort lui enlève son ami ; mais c’est dans le monde des idées à peu près exclusivement que la correspondance nous montre le commerce constant de ces deux esprits. « Chaque moment dont j’ai pu disposer, dit Schiller, je l’ai passé avec Goethe, et ce temps que je passais auprès de lui, je l’employais exclusivement à élargir l’horizon de mon savoir… Je crois sentir qu’il a exercé sur moi une influence profonde… »

Toute cette correspondance, qui n’est qu’une perpétuelle discussion de théories, nous offre, à vrai dire, un des arsenaux des idées littéraires de la première moitié de notre siècle. Il est inouï quelle richesse d’aperçus s’y déploie de part et d’autre, et dans quel océan l’on se sent engagé quand on lit avec attention toute la série de ces lettres. M. Saint-René Taillandier a rendu cette vaste lecture facile, non pas seulement par le choix qu’il a fait dans un si riche ensemble, mais encore par les étapes qu’il y a ménagées. Les épisodes suivant lesquels il a distingué les différens groupes n’interrompent pas par leur succession la carrière une fois ouverte, ils montrent au contraire les occasions diverses qui ont pu mettre en lumière alternativement tel ou tel aspect d’une même théorie se transformant tant que dure cette correspondance.

Le premier épisode qui se trouve ainsi marqué est la rédaction en commun des Heures. Au bout de dix-huit mois, l’insuccès de cette publication