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en acceptant par politesse la tasse de thé qu’elle lui présentait.

— Oui, sans doute, répondit Mme de Narbal ; mais il faudrait savoir s’en servir, et nous n’avons personne ici dont les conseils puissent nous diriger. M. Rauch, qui donne des leçons à ces demoiselles, est un savant musicien, un maître de chapelle accompli, qui possède sur le bout des doigts, comme on dit, la science abstruse des Fux, des Marpurg et des Kirnberger[1] ; mais il n’entend pas grand’chose à l’art de chanter.

— Chevalier, dit alors M. Thibaut en posant sa grosse main sur la tête de Mlle Frédérique, voici une jolie Allemande qui serait digne de recevoir quelques bons avis d’un homme tel que vous. Elle connaît la musique presque aussi bien que M. Rauch, mais il lui manque ce que les Italiens et les Français seuls possèdent, le goût, grand mot dont les Allemands n’ont jamais compris le sens, excepté deux génies supérieurs, qui sont Goethe et Mozart.

— Nous serions trop heureux, répliqua Mme de Narbal, si M. le chevalier voulait bien consacrer quelques momens perdus à nous expliquer ses idées sur le plus beau et le plus profond de tous les arts. Ce que je viens d’entendre à propos de Mozart et de Weber m’entr’ouvre un horizon où mon esprit n’avait jamais pénétré.

— Madame, répondit le chevalier sur un ton de modestie sincère, je crains que vous n’ayez une trop haute opinion de mes connaissances. En musique comme en toutes choses, je ne suis guère qu’un dilettante, un oisif qui s’amuse des œuvres du génie, où il cherche un aliment à sa propre fantaisie. Je me suis trouvé lié avec de grands maîtres ; j’ai connu un grand nombre d’hommes et d’artistes distingués ; j’ai beaucoup vu et beaucoup entendu dans mes longues pérégrinations, et ma vie s’est écoulée à aimer avec ardeur les choses qui me paraissaient aimables. C’est là, madame, mon plus beau titre à votre indulgence.

— Vous ne croyez pas sans doute, chevalier, avoir fait preuve d’une grande modestie, répondit la comtesse avec un sourire affectueux, en vous reconnaissant la faculté d’aimer avec ardeur les choses qui vous paraissent dignes d’intérêt ? On serait fier à moins.

La nuit sereine et la lune resplendissante, dont la douce lumière pénétrait abondamment dans le salon, convièrent la compagnie à sortir un instant. L’air était encore tiède de la chaleur du jour et tout imprégné de suaves émanations. On aurait pu se croire loin de l’Allemagne, dans une de ces villas des bords de la Brenta dont la demeure de Mme de Narbal reproduisait les dispositions. C’était, nous

  1. C’est le nom de trois célèbres théoriciens allemands.