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prononçant le mot jamais, il a poussé un soupir qui en dit plus que de longues phrases.

— Cet homme me fait peur, répondit Frédérique après un court silence. Je ne sais pas ce que j’éprouve en voyant ce front élevé et ce regard sévère ; mais ce n’est pas de la sympathie. Je voudrais qu’il fût déjà loin d’ici, dit-elle d’un air distrait et en se baissant pour cueillir une petite fleur bleue qui était au pied d’un arbre.

— Attends, dit Fanny, qui avait remarqué la nuance délicate de cette fleur, et laisse-moi essayer une combinaison, ou, comme vous diriez, vous autres musiciens savans, une modulation imprévue.

Et Fanny, prenant la tête de Frédérique, fixa la petite fleur sauvage sur le côté gauche de sa belle chevelure blonde, dont les boucles ondulaient sur un cou blanc et flexible. — Voyez-vous cela ! continua Fanny après avoir achevé de consolider la fleur sur la tête de sa cousine. Comme ce bleu se marie bien avec le blond cendré ! Frédérique ne ressemble-t-elle pas ainsi à la Gretchen de Faust ou plutôt à la belle Agathe du Freyschütz, que nous avons entendu dernièrement à Manheim ?

— Une idée en suscite une autre, dit alors Aglaé, qui se mit à courir vers un buisson de roses qui était à l’une des extrémités de l’allée. Elle en cueillit une des plus fraîches et vint l’ajuster sur la chevelure noire de Fanny. Frédérique, suivant l’exemple de ses cousines, détacha une branche de buis et la plaça sur la tête d’Aglaé, dont les cheveux châtain clair formaient une transition entre la brune Fanny et la blonde Frédérique. À voir ces jeunes filles parées d’une fleur qui rendait plus saillante la physionomie de chacune, on eût dit trois nuances d’un même sentiment, un heureux accord formé par la nature qui vit de contrastes, et dont l’unité immuable n’empêche pas l’infinie variété de ses modes. C’est ainsi que, sur un thème éternel, l’art produit sans cesse des pensers nouveaux. Elles étaient toutes trois debout, achevant leur toilette improvisée, riant de bon cœur de l’idée qui leur avait traversé l’esprit, lorsque le chevalier apparut dans l’allée avec Mme Du Hautchet, suivi bientôt de Mme de Narbal et de M. de Loewenfeld.

— Ma chère enfant, dit Mme Du Hautchet à Frédérique lorsqu’elle fut arrivée près du groupe des jeunes filles, M. le chevalier, à qui j’ai parlé de vos talens, a le plus vif désir de vous entendre. Vous nous jouerez quelque chose, n’est-ce pas, ma toute belle ? lui dit-elle avec une afféterie de tendresse qui fit sourire la jeune fille, ou, ce qui vaudra mieux encore, vous chanterez à M. le chevalier, qui est un grand connaisseur, un morceau de l’opéra à la mode, je veux dire du Freyschütz, qui excite l’enthousiasme de toute l’Allemagne.