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lieu de donner ce beau pays en pâture à quelques membres de sa famille que l’histoire traitera sévèrement, il en eût fait une grande et forte nation, comme cela lui était facile, il aurait pu s’en appuyer au moment suprême, et, avec le concours de deux peuples si étroitement unis par la tradition et les intérêts, les chances de la lutte auraient été plus favorables. Du reste, je suis loin de regretter le dénoûment de ce drame gigantesque, et il doit être permis à un Vénitien de voir dans la catastrophe de Waterloo une expiation du traité de Campo-Formio.

L’animation du chevalier en prononçant ces paroles fit lever la tête à Mme de Narbal ainsi qu’aux trois jeunes filles, dont les regards distraits se dirigèrent encore une fois sur l’étranger. Elles semblaient l’interroger et lui demander de plus amples détails sur des événemens qui ne leur étaient qu’imparfaitement connus. Exciter la curiosité d’une femme, et d’une femme encore dans l’adolescence, dont l’âme, comme un ruisseau limpide, s’agite au moindre zéphyr qui passe, n’est pas très difficile pour un homme qui a quelque expérience de la vie, et la curiosité, quelle qu’en soit d’ailleurs l’intensité, est le premier symptôme de l’intérêt.

En répondant aux questions de Mme de Narbal, le chevalier se conformait avec regret au désir qu’on lui manifestait. Il n’aimait point à parler de Venise et à évoquer devant des inconnus des souvenirs douloureux et charmans. Il répugnait à son âme fière et délicate de soulever le voile d’un passé qui lui était si cher, dans la crainte qu’une main indiscrète ne troublât son rêve de béatitude intérieure. Gardien jaloux d’un trésor de poésie qu’il avait préservé jusqu’alors de l’outrage du temps, le chevalier ne voulait point s’exposer à en affaiblir l’essence par des aveux qui auraient pu exciter le sourire des indifférens, ou tout au moins la pitié des esprits vulgaires. Il n’était donc pas facile d’amener le chevalier à se départir de son extrême réserve, et ce n’est qu’à son cœur défendant qu’il laissait transpirer quelques rayons de sa vie intime. Cependant les jeunes personnes, groupées autour de la lampe comme trois figures d’un camée antique, avaient compris, chacune à sa manière, que le chevalier n’était pas un homme ordinaire. Elles sentaient vaguement que, sous l’accent discret de ses paroles, sous le calme apparent de son maintien, il cachait peut-être une source d’émotions comprimées dont l’histoire pouvait être intéressante. L’âge du chevalier, qui permettait de lui attribuer une vie prématurément éprouvée, le nom de Venise qui éveille dans l’imagination des femmes, et surtout des Allemandes, des images de lumière, d’indépendance et de volupté mystérieuse, tout cela fit une certaine impression sur Fanny, Aglaé et Frédérique, aussi différentes de figure que de caractère.