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qu’il s’était édifiée avec ses vastes lectures, mais surtout avec les événemens douloureux de sa propre vie, l’idée du progrès et de la responsabilité humaine se combinait d’une manière originale avec la notion d’une Providence divine et celle de la vie future, qui en est la conséquence.

Le chevalier comptait la musique au nombre de ses distractions les plus vives ; il en avait fait une étude suivie aussi bien comme art et comme expression des sentimens que sous le rapport scientifique. Les grands compositeurs de l’Allemagne, Sébastien Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber et Schubert, ne lui étaient pas moins familiers que les philosophes et les poètes éminens de ce peuple profond et naïf. Possédant une voix assez médiocre de baryton, qui n’avait ni une grande étendue ni beaucoup de sonorité, le chevalier n’en chantait pas moins avec un sentiment et un goût admirables. La première fois que je l’entendis, je fus frappé de l’originalité de son style, qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais et qui était une tradition de la belle école du XVIIIe siècle, particulièrement de celle de Pachiarotti, qui lui avait donné des conseils. C’est dans sa conversation que j’ai puisé de nombreux et inappréciables détails sur l’art et les virtuoses du siècle passé, détails qu’on ne trouverait consignés dans aucun livre et dont sa mémoire était remplie. Il avait sur la musique des idées neuves qu’il développait avec éloquence et une grande finesse d’aperçus. Il se plaisait à rattacher les phénomènes de cet art divin à une loi mathématique sous l’empire de laquelle se produisait sans contrainte la spontanéité de l’homme. Il conciliait ainsi la liberté indéfinie de la fantaisie et du sentiment avec l’ordre éternel de la nature.

Mais ce qui rehaussait le prix de toutes ces connaissances, ce qui donnait à la personne du chevalier Sarti un attrait singulier, c’était l’absence de cette espèce de vanité qui accompagne nécessairement l’exercice d’une profession quelconque. J’ai rarement vu un homme aussi bien doué répugner autant que le chevalier Sarti à toute manifestation publique de sa pensée. Il avait surtout contre les gens de lettres proprement dits un préjugé invincible qu’il tenait de l’éducation aristocratique qu’il avait reçue dans le palais du sénateur Zeno. C’est tout au plus si le chevalier me pardonnait, à moi, l’humble mission que je me suis donnée d’entretenir le public d’un art qui était l’objet de son admiration. Vivant d’une petite pension qu’il avait sauvée du naufrage de sa patrie, modeste dans ses désirs et n’ayant qu’une ambition toute morale de connaître le vrai et d’aimer le beau, le chevalier n’avait pas éprouvé le besoin d’embrasser une carrière et de diriger ses forces vers un but déterminé. C’était, dans la plus haute expression du terme, ce qu’on appelle vulgairement