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le peu d’aptitude qu’il avait reconnue en lui pour l’éducation pratique. Enfin le mieux à dire est peut-être ceci : que Rousseau, à l’époque où il fut père, n’était pas encore le grand Rousseau qu’il fut plus tard. Il n’aima la vertu qu’en la sentant déborder et apparaître comme la véritable forme de son génie austère. Qui la lui eût apprise auparavant ? Ce n’est pas Mme de Warrens, elle qui vivait en dehors de toute pratique. Ce n’est pas la vie errante, les amours de rencontre, la société des beaux esprits, l’exemple du grand monde, si bien suivi par les bourgeois du temps. Rousseau, homme fait, portait en lui l’amour du bien, l’enthousiasme du beau, et il n’en savait rien encore. L’absence d’éducation morale avait prolongé l’enfance de son esprit au-delà du terme ordinaire, et l’on peut même dire que son caractère eut toujours les illusions, les exagérations, les spontanéités capricieuses de l’enfance. Il fut à l’égard de la philosophie comme nous sommes tous à l’égard de telle ou telle étude particulière dont nous découvrons tard l’importance, le charme et la profondeur. La philosophie régnante, au moment où il fut initié, n’était point moraliste. Elle sautait d’emblée par-dessus les vrais devoirs en haine des entraves injustes. Rousseau, plus logicien et plus idéaliste que les autres, comprit alors que la liberté n’était pas tout, et que la philosophie devait être une vertu, une religion, une loi sociale. Qu’il se soit trompé souvent dans ses déductions, il importe peu aujourd’hui. Son socialisme n’est pas plus coupable de la Saint-Barthélemy. Son but est immense, son vouloir est sublime, sa sincérité est frappante. Finissons-en donc avec les reproches qui peuvent s’attacher à sa vie et qui m’ont souvent navré et paralysé moi-même dans mon culte pour sa mémoire. Je n’ai jamais cédé intérieurement à ces répulsions qu’il m’inspirait sans éprouver aussitôt un remords de ma faiblesse. Il faut avoir la force d’aimer les grands hommes avec leurs taches et leurs ombres. Voilà pourquoi je n’ai jamais insisté, et n’insiste pas encore sur les faits douteurs qui pourraient jusqu’à un certain point innocenter Rousseau de sa principale faute. Je lui dois de l’accepter avec cette faute. Il m’a fait tant de bien, il m’a ouvert tant d’horizons, il m’a créé tant de nobles jouissances, il m’a si bien détaché des sottes distinctions sociales et des mille choses vaines à la possession desquelles j’ai tant vu autour de moi sacrifier le vrai bonheur et la vraie dignité, que je ne me reconnais pas le droit de lui demander compte de ses erreurs. Depuis quand l’obligé a-t-il bonne grâce à faire comparaître son bienfaiteur sur la sellette de l’accusé ?

Enfin Rousseau a été le plus malheureux des hommes, et sa mémoire est encore une des plus discutées et des plus outragées qu’il y ait. La pitié qu’il inspire lui survit, on le sent persécuté encore ;