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pour nous un plaisir tout naïf de passer la matinée dans ces chambres et dans ce jardin si pauvres. Nous y étions comme ces enfans du peuple qui aiment à s’asseoir sur les fauteuils des princes et à promener leurs doigts sur la dorure des lambris. Nous étions contens de ne rien dire de Jean-Jacques et de nous intéresser à tous les détails de l’habitation, à toute la physionomie du pays environnant. C’était vivre un moment de la vie dont il avait vécu et boire à cette source de poésie que la nature tient toujours pleine et limpide pour qui la cherche sans désir impie de la troubler en y jetant des pierres.

Comme nous revenions à Chambéry, mon compagnon de voyage, qui avait entendu la fin de ma conversation de la veille avec M. ***, me demanda si je pensais vraiment que Rousseau ne fût pas le père des enfans de Thérèse. Je lui répondis que je ne pensais rien à cet égard, puisque je manquais absolument de certitude.

— Mais enfin, reprit-il, où avez-vous pris cette idée qui a été un de vos moyens de défense ? Comment n’est-elle venue sérieusement à aucun de ceux qui ont été les contemporains du philosophe ?

— Elle leur est venue très sérieusement, et c’est parce que je la leur ai entendu exprimer que je l’ai eue souvent sans oser m’y arrêter. Mon grand-père était ce Dupin de Francueil dont Rousseau fut longtemps l’ami. Plus tard, Rousseau méconnut son affection, et ne revint à lui que de loin en loin. C’est Thérèse qui amena la méfiance, afin d’empêcher certaines explications. Elle était venue souvent demander des secours à M. Dupin pour le philosophe. M. Dupin n’avait jamais refusé, jamais hésité ; mais ces secours, Thérèse en disposait pour elle-même ou pour son indigne famille. Rousseau ne les eût point acceptés. Mon grand-père s’en doutait bien, mais il était riche, et il aimait mieux être dupé que de risquer de ne pas secourir son ami. Je n’ai connu mon grand-père, mais j’ai su par ma grand’mère ce qu’il pensait de Thérèse, et vingt fois j’ai entendue Mme Dupin dire à ceux qui accusaient Rousseau devant elle d’être un père dénaturé : « Oh ! pour cela, nous n’en savons rien, et Rousseau n’en savait rien lui-même. » Une fois elle dit en haussant les épaules : « Est-ce que Rousseau pouvait avoir des enfans ? »

Rousseau aimait les enfans, cela est certain, et je crois qu’il eût aimé les siens. Je crois aussi que Thérèse, qui avait tant d’empire sur lui, ne les lui eût pas laissé abandonner, si elle n’eût craint des explications périlleuses. Je dis je crois, mais je ne saurais affirmer, parce que le sophisme était parfois chez Rousseau la conscience même. Il se prouvait des vérités très contestables, et il se mettait à les pratiquer avec une sincérité complète. Il a donc pu se persuader qu’il fait son devoir envers ses enfans en ne se chargeant pas de leur sort. Il avait été conduit à cette cruauté de raisonnement par