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d’être au-dessus de toute discussion, les devoirs de la paternité par exemple. Je suis curieux, je l’avoue, de voir comment votre philosophie disculpera M. Rousseau sur ce point.

— Non, monsieur, répondis-je, je ne l’essaierai pas, et nulle douleur ne m’est plus sensible que cette tâche dans la vie d’un maître que je chéris. Il n’y aurait qu’un moyen de justifier Rousseau, ce serait de nier le fait, et qui sait si ce sera toujours impossible? Le temps amène bien des révélations, et la conspiration encore si agissante et si puissante contre lui me défend de le condamner sur ce fait terrible, tant qu’elle subsistera. Qui sait s’il n’existe pas quelque part des preuves que l’on ne veut pas ou que l’on n’ose pas produire, parce qu’elles excuseraient jusqu’à un certain point sa conduite?

— J’avoue que je ne comprends pas votre espérance.

— Eh bien! supposez que ces enfans mis à l’hôpital ne fussent pas les enfans de Rousseau, ou que du moins il eût de fortes raisons pour douter de la fidélité de Thérèse. Thérèse, telle qu’il nous la dépeint, était une bonne créature, mais d’une faiblesse d’esprit et de caractère qui paralysait à toute heure sa conscience et son dévouement. Elle le laissait dépouiller par Mme Levasseur, elle s’ennuyait avec lui, elle ne le comprenait pas, elle entretenait par sa mère des relations avec ses ennemis. Voilà ce que Rousseau avoue, moins avec l’intention de s’en plaindre qu’avec celle d’atténuer ses torts et de la réhabiliter. Il fait évidemment pour elle ce qu’il a fait pour Mme de Warens ; mais tous les contemporains ont parlé bien autrement de Thérèse. Ils disent qu’elle a été l’instrument de son malheur, qu’elle l’a brouillé avec tous ses amis, qu’elle aimait le vin, qu’elle avait de très mauvaises mœurs, enfin que Rousseau s’est tué parce qu’il l’avait surprise avec un laquais. Il m’en coûte de les croire. Rousseau a un si grand art pour faire aimer ceux qu’il défend, que je m’habituerais volontiers à voir son ange gardien dans cette garde-malade fidèle et dévouée qu’il nous montre partageant sa misère, sa vie errante et ses douleurs; mais en ne prenant que la moitié du blâme et de l’éloge dont elle est l’objet, je ne vois rien d’impossible à ce qu’une personne si ennuyée, si peu intelligente, si mal conseillée, d’un caractère si faible et si peu digne à beaucoup d’égards, ait eu les mœurs de Mme de Warens. C’est de l’avilissement où se jetait cette dernière qu’il faut s’étonner; quant à Thérèse, rien ne paraîtrait moins surprenant. Rousseau ne fut pas son premier amour : qui pourrait affirmer qu’il fut le dernier?

— Et vous croyez que Rousseau, qui dévoilait si hardiment les turpitudes des autres pour atténuer ou pour faire accepter les siennes propres, aurait subi la réprobation générale plutôt que d’accuser Thérèse ?