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de cuistre! Et pourtant quel homme il faudrait être pour se permettre de jeter la pierre à un tel pécheur! Jésus ne l’eût pas fait, et il y a quelques centaines de crétins qui chaque année viennent déposer ces ordures dans la maison des Charmettes! N’est-ce pas là une révélation de cette existence atroce qui avait été faite à Rousseau, et dont on ne lui a même pas accordé le droit de se plaindre? N’a-t-on pas dit cent fois que cette prétendue persécution était un rêve de son orgueil froissé, qu’il n’eût tenu qu’à lui d’avoir d’excellens amis et une vie paisible, que la lapidation de Moutiers-Travers était une hallucination complète ? Les preuves existent pourtant. Vous n’ignorez pas qu’elles ont été recherchées et trouvées; mais admettons qu’elles n’existent pas, et accordez-moi que l’équivalent est ici sous nos yeux. Supposez que Rousseau nous apparaisse là, revenant de la prière du matin qu’il faisait à travers champs, avec ses vingt-quatre ans, sa maladie de langueur, la piété sincère et la résignation philosophique qui le caractérisaient à cette époque; montrez-lui ce torrent d’injures, et dites-lui : «Voilà ce qu’on écrira ici au XIXe siècle et ce que des centaines de pèlerins signeront sans sourciller dans ton oasis, et moi je trouve cela charmant ! » Pensez-vous que devant de tels outrages sa raison ne se fût pas ébranlée, et son cœur à jamais aigri? Eh bien! ce sont là les pierres de Moutiers-Travers qui l’ont poursuivi dès le jour où il a été célèbre, voilà les insultes des passans, voilà les calomnies atroces dont il fut l’objet, voilà le vrai et le rêvé de sa douleur, voilà les chiens lancés contre lui pour le faire tomber sanglant et meurtri sur le pavé, voilà le haro d’une cabale hypocrite et lâche, résolue à le rendre fou, et furieuse de n’avoir pu le rendre vil ou méchant. Cette grande cabale n’est pas morte, vous le voyez bien : elle travaille toujours contre celui que Dieu avait purifié, retrempé et absous.

— Mais je ne sais où vous voyez tant d’injures, reprit M. *** railleur; il y a dans ces livrets une foule d’hommages rendus par des ouvriers démocrates et socialistes...

— Qui s’expriment mal et qui ont pourtant bien fait de protester; mais, à voir combien ces gens-là savent peu dire ce qu’ils sentent, il est évident que le jour est encore loin où Rousseau sera fortement et utilement défendu par eux. Le voilà, cent ans après l’apparition de ses plus beaux écrits, à peu près inconnu aux masses et vilipendé par la plupart des gens qui l’ont lu. Eh bien! cela me révolte, et j’éprouve le besoin de crier à la première personne que je rencontrerai ici : Otez votre chapeau, essuyez vos pieds, et n’ajoutez pas un mot à votre signature. Vous n’êtes ici ni à Ferney ni à Coppet; le carnet ne vous est pas présenté par des laquais en poudre et en