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l’épinette. Mais de quoi me servirait d’avoir fait grande attention à tout, si je n’avais pas été ému par ce je ne sais quoi qui ne s’emporte pas matériellement, et qui seul donne de la valeur et de la vie aux choses emportées ?

C’était le 31 mai 1861, par une chaleur tropicale, La Savoie était un bouquet, toutes les neiges avaient fondu autour de Chambéry. Ce pays et ce moment de l’année sont si beaux par eux-mêmes que malgré moi, en touchant au but du pèlerinage, j’avais oublié Jean-Jacques, et, jouissant du monde extérieur pour mon propre compte, je ne me demandais plus trop où j’allais ni où j’étais; mais dès que la porte de la maisonnette s’ouvrit, je ne sais quelle odeur humide m’a reporté vers le passé, comme si entre ce passé et moi le lieu était resté vide, muet et fermé.

Il n’en est point ainsi pourtant, chaque jour ce lieu est ouvert au soleil et visité par quelque voyageur; mais par hasard je m’y suis trouvé seul : on a tiré devant moi une grosse clé qui a crié mélancoliquement dans la serrure, on a poussé à la hâte les volets, j’ai eu l’illusion de la conquête, et j’ai senti un frisson comme celui que doit éprouver l’antiquaire entrant le premier dans un hypogée nouvellement découvert.

Cette odeur un peu sépulcrale était aussi celle de la touchante pauvreté. Il m’a semblé respirer l’air que savourait la petite colonie des Charmettes dans cette maison où l’on venait économiser, et que l’on retrouvait au printemps imprégnée des mélancoliques senteurs de l’abandon. Les deux chambres dont se compose le rez-de-chaussée ont un caractère tel qu’il est facile de voir combien elles sont vierges de tout changement. Elles sont peintes à fresque et simulent une décoration architecturale des plus simples : fond nankin, encadremens roses, balustres gris à milieu jaune; avec les plafonds à solives peintes en gris et les lambris granités en rose pâle, l’effet général, encore assez frais, est sérieux et doux. Le dessin linéaire n’est pas d’un mauvais style. Les portes, composées de morceaux grossièrement rapportés et reliés inégalement par des traverses en relief, avec des ferrures massives, sont d’une ancienneté incontestable. Un grand bahut en chêne noir, une petite table en marqueterie, la même qui a servi aux études passionnées de Rousseau (on se rappelle qu’à cette époque il perdit beaucoup de temps et se rendit malade à vouloir devenir fort aux échecs), deux tableaux et le petit piano appelé alors épinette, voilà ce qui reste du mobilier dépendant de la maison louée à Mme de Warens par M. Noerey.

Les deux tableaux qui nous montrent Mme de Warens en Armide et en Omphale, et qui sont beaucoup plus anciens qu’elle, m’avaient frappé pourtant. Je me demandais s’ils représentaient quelque aïeule