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d’eux n’a renoncé à ses qualités originelles, et je ne vois guère dans toute la Pinacothèque qu’une pieta de Sustermann qui produise l’effet d’un tableau italien. Cependant cette imitation répétée des modèles ultramontains énervait peu à peu l’école sans la régénérer. Il lui fallait un de ces hommes qui réforment en créant, un de ces hommes qui manquaient alors partout. Il lui fut donné. Rubens est le seul peintre créateur qui ait paru au XVIIe siècle. A Munich, Rubens se montre avec toute l’importance, et je dirai tout le fracas d’un faiseur de révolutions. Il remplit une grande salle et un grand cabinet de quatre-vingt-huit tableaux. C’est une si grande quantité de peinture, une telle profusion de figures, il y a tant de choses jetées, lâchées, risquées, outrées, que plus que jamais il faut y regarder longtemps pour s’y faire. Rubens, du moins c’est ce que j’éprouve, ne plaît pas à la première vue. Ce n’est qu’après avoir vécu pour ainsi dire avec lui, après s’être entouré de ces êtres si vivans, si animés, si passionnés, qu’il appelle en foule à l’existence simulée par la couleur, qu’on finit par se reconnaître dans cette cohue de formes humaines, fit distinguer entre tant de sensations confuses ce qui les dépasse pour pénétrer jusqu’à l’intelligence et jusqu’au sentiment. Rubens est, on peut le dire, le peintre de la chair. C’est celui-là qui, comparé soit aux fra Angelico, soit aux Zurbaran, l’a réhabilitée, pour employer une expression fameuse. Le mal n’est pas grand lorsqu’il s’agit d’un art de la forme, car ceux-là prennent la peinture pour une branche de la littérature qui ne lui demandent que d’exprimer des idées.

Poussin lui-même, qui a quelque peu donné dans ce travers, l’oublie quand il retrace ses satyres et ses nymphes; mais on doit avouer que Rubens abuse un peu de la permission. Un certain sensualisme ne peut être proscrit que par une pruderie étroite et maladive d’un art qui parle aux yeux et qui doit être large comme le monde; mais il faut que le goût le contienne et l’épure, que le sentiment esthétique l’élève et l’ennoblisse. C’est à Titien qu’on doit ici demander exemple. Titien est le modèle de l’alliance de la beauté et de la vie, de la forme et de la couleur. La chair et le sang échauffent et remplissent les cadres de Rubens jusqu’à déborder pour ainsi dire, et devant ces monceaux de formes pantelantes on est prêt d’abord à détourner les yeux; mais, dès que l’observation attentive a débrouillé l’écheveau, que l’expression, toujours si vivement accusée, s’est fait reconnaître et sentir, quels tons chauds et brillans ! comme partout le relief jaillit dans la lumière! Le mouvement qui anime toute la scène vous emporte avec lui, et vous vous sentez jeté dans un monde extraordinaire, où la nature amplifiée, où la vie surabondante parle à la sensibilité surexcitée comme le spectacle des transports de la bacchanale antique.