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se prévalant de leur droit de parenté, vinrent s’emparer de son héritage. La jeune fille prend peur et se réfugie, suivie de deux ou trois domestiques, chez sa grand’mère, à l’autre bout de la ville, emportant le trésor paternel. Les soldats la poursuivent et demandent que les roupies et l’enfant leur soient immédiatement livrés. Les grands parens se hâtent de présenter une pétition au sardar pour qu’il les protège contre cette tentative de spoliation. Celui-ci leur répond par un ordre formel de lui envoyer la petite héritière, dont il va faire sa femme. Pris à court et sans aucun moyen de résister, ils obéissent. Le même jour, on met l’enfant dans une litière, et on l’expédie au haram-sarai de l’héritier présomptif. Le lendemain, fêtes et musiques, salves de mousqueterie et réjouissances. Le mariage était chose accomplie.

« ... Trois hommes pendus hier devant la citadelle. Ce sont des maraudeurs beloutchis qui ont attaqué et tué un collecteur d’impôts envoya par l’émir dans les environs de Girishk. Ce matin, autre exécution, dont le populaire s’est beaucoup plus ému. Un kisas ou « vengeance du sang » avait attiré une foule de spectateurs. Voici le fait. Deux valets d’écurie, occupés à la récolte d’un pré, se prirent de querelle il y a dix ou douze jours. L’un d’eux porte à l’autre un coup de faucille qui lui tranche jusqu’à l’os les parties molles du poignet. Une hémorragie effrayante se déclare, qu’on arrête avec un remède du pays, mélange de chaux vive et de feuilles de mûrier bien pilées. La semaine suivante, on amène le malade à mon dispensaire. La gangrène s’étendait déjà jusqu’au coude. Comme unique chance de salut, je propose d’amputer le membre. Refus énergique du malade, qui aime mieux aller tout droit au ciel que de se voir réduit à mendier ici-bas pour le reste de ses jours, et d’avoir ensuite à chercher son bras Dieu sait où avant de pouvoir se présenter décemment aux portes du jannat (paradis). Tant qu’il n’était que blessé, l’affaire était à peu près nulle pour son antagoniste; mais à peine l’eus-je déclaré perdu, que le général Faramurz-Khan se hâta de faire arrêter ce dernier, qui fut jeté dans les cachots de la citadelle. Mon client se garde bien de ne pas mourir deux jours plus tard, la gangrène aidant, et peut-être aussi par rancune. Son frère réclame les privilèges atroces que lui assurait la législation coutumière du Puchtunwalah, et obtient immédiatement le kisas, — la peine du talion. Je n’ai pas voulu assister à cette abominable scène; mais Faramurz-Khan, qui en revenait tout échauffé, ne m’a épargné aucun détail. Dès que le kazi a eu donné lecture de la sentence qui adjugeait l’assassin au frère de la victime, celui-ci s’est avancé, tirant son charah du fourreau, puis, renversant à terre l’homme sur lequel on lui donnait droit de vie et de mort, et du genou lui pressant la poitrine, il l’a décapité à loisir, avec un sonore Bismiltah-a-r-rahman-a-rahim! (au nom du Seigneur très clément et gracieux !)

« ... Ce général Faramurz-Khan est un esclave kafir (c’est-à-dire du Kafiristan), enlevé à ses montagnes natales dès l’âge le plus tendre, et qui a toujours vécu chez les Afghans. Avant de passer sous l’autorité de l’héritier présomptif, il faisait partie à Caboul de la cour de l’émir comme page de feu le wazir Akhbar-Khan. C’est un joli garçon, d’une trentaine d’années, qui, depuis notre arrivée à Kandahar, adoptant peu à peu nos modes anglaises,