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peur tout de bon, et qu’un bel accès de piété avait saisi ce renard afghan, pris, pour ainsi dire, à son propre piège.

Deux jours après, l’escorte afghane laissa percer quelques velléités de révolte qui s’expliquaient par l’irrégularité de la solde et l’insuffisance des distributions de vivres. Harcelé de réclamations, l’officier dont on croyait avoir à se plaindre s’était réfugié sous sa tente; les mutins coupèrent les cordes qui la tenaient fixée au sol, et l’ensevelirent ainsi sous la toile. Cette espièglerie militaire ne pouvait être tolérée, et le châtiment ne se fit pas attendre. Cinq des plus coupables parmi les mécontens furent saisis, jetés à plat ventre sur la neige, et reçurent environ six cents coups de bâton chacun. Moyennant cette expéditive rétribution, personne ne se plaignit plus.

A la limite de chaque gouvernement, la mission changeait d’escorte et passait sous une direction nouvelle. Chacun des officiers chargés de la conduire ainsi d’étape en étape avait sa physionomie à part, et le journal de M. Bellew se trouve renfermer toute une galerie de portraits d’après nature qui ne manque vraiment pas d’intérêt. Au perfide Gholam-Jan par exemple succèdent le sardar Mohammed-’Umr-Khan et le nazir Walli-Mohammed. Le premier est un fanatique de la vieille école, à la physionomie austère et maussade, dont la politesse hautaine déguise mal la haine et le mépris que l’étranger lui inspire. Le nazir au contraire, petit homme obèse et borgne, facétieux outre mesure, bruyant et bavard, se permet en riant et gouaillant à tout propos les plus insignes friponneries. Ici ce sont des chameaux qu’il se fait prêter par son collègue Gholam-Jan, et qui, au moment de la restitution, disparaissent tout à coup, plus loin des réquisitions imposées à un village pour la subsistance des hôtes de l’émir, réquisitions outrées à dessein, et dont le nazir s’attribue l’excédant. Ces menus profits, sans cesse renouvelés, lui procurent, en butin de toute espèce, la charge de vingt chameaux, et cependant il partage, dit-on, avec son austère collègue. Encouragés par de si beaux exemples, les cavaliers de l’escorte ne se gênent pas et rançonnent à l’envi les pauvres villageois de chaque bourgade. En cas de maraude extraordinaire, une belle jeune fille, voire un beau jeune homme enlevé de force et livré à leurs chefs rendra ces derniers aveugles à tous leurs méfaits, sourds à toutes les plaintes de leurs victimes.

De pareils excès ont laissé çà et là, dans quelques-unes des localités les plus foulées, les plus opprimées, le regret de la domination passagère que les Anglais ont exercée sur le pays des Afghans pendant les trois ou quatre ans du règne de Shah-Soudjah. Quelques vœux en ce sens arrivèrent aux oreilles des envoyés britanniques; mais l’historien de la mission, tout en les enregistrant soigneusement, ne peut se dissimuler que la masse du peuple ne soit aussi