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pour quelque chose ; seulement, comme ce quelque chose est nécessairement peu de chose, nous sommes toujours portés à nous considérer comme lésés et déshérités. En quoi cependant Wilhelm aurait-il le droit de se plaindre ? Sans doute il a vu tomber ses espérances l’une après l’autre ; mais n’a-t-il pas obtenu plus et mieux que ce qu’il avait désiré ? Il avait souhaité le succès, il a obtenu la sagesse ; il avait souhaité la gloire, il a obtenu le bonheur. C’est donc très justement que Frédéric peut lui dire : « Je te compare à Saül, fils de Cis, qui était sorti pour trouver les ânesses de son père, et qui rencontra un royaume. » Cette plaisanterie de Frédéric n’implique certes pas que Wilhelm ait le droit d’être bien désenchanté. D’ailleurs nous avons la garantie de Goethe lui-même, qui, après avoir cité cette phrase de Frédéric, ajoutait : « Que l’on s’en tienne à cette conclusion, car au fond tout cet ensemble nous enseigne simplement que, malgré toutes ses sottises et tous ses égaremens, l’homme conduit par une main supérieure arrive heureusement au but. »

Ce livre, loin de contenir une morale de désenchantement et de dégoût, est au contraire tellement optimiste que nous en recommanderions volontiers la lecture à tous ceux qui se trouvent en lutte avec la vie ou en désaccord avec elle, à tous ceux que l’expérience a mécontentés et que la fortune a maltraités, sans les briser ni les pervertir. Nous n’oserions aussi hardiment le recommander à ceux qui ont absolument désespéré et qui sont arrivés à l’incrédulité radicale ; nous craindrions que cette lecture ne fût pour eux d’aucun secours. C’est à une autre morale que ceux-là devront recourir. Les encouragemens de Wilhelm Meister sont sans efficacité contre le désespoir, sa sagesse est sans puissance contre l’incrédulité absolue. Ce livre n’a pas le don divin des miracles et ne peut ni ressusciter les morts, ni rappeler les agonisans à la santé. En revanche, tous ceux qui ne sont encore qu’au commencement de la maladie, tous ceux qui ne sont que débilités et qui ne souffrent encore que d’une anémie morale, ne le liront pas sans ressentir un soulagement véritable, car c’est un des calmans les plus efficaces et les plus salutaires qu’on puisse recommander. C’est le livre qu’il faut mettre aux mains des hypocondriaques, des spleenétiques, des languissans atteints des fièvres du siècle, des mélancoliques et des irrités. Cette lecture apaisera leurs nerfs, dissipera leurs chimères, développera et nourrira les muscles de leur esprit, assagira leur imagination. Il est une autre classe de personnes qui liront aussi Wilhelm Meister avec fruit : ce sont ceux qui, au contraire des premiers, regorgent de santé, qui abondent en esprits animaux et en activité physique, ceux que cette vie pratique et active tant recommandée par