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fuit hors de lui-même, il fait don aux autres hommes de cette personnalité qu’il leur impose. Son abdication le fait roi. Ainsi par l’action sont réconciliées toutes les contradictions ; l’harmonie embrasse maintenant l’être vivant tout entier. Du sommet où il est arrivé, l’individu n’aperçoit plus aucun désaccord dans les choses ; il voit clairement et il proclame hautement que tout est bien dans l’univers.

Tout est bien, voilà la conclusion dernière de Goethe. Wilheim Meister est le vrai poème de l’optimisme, et je ne sais vraiment qui a pu découvrir qu’il contenait la morale du désenchantement, qu’il n’était qu’une manière de Candide plus serein et plus calme. Goethe nous enseigne au contraire que la vie ne trompe jamais celui qui agit loyalement avec elle et qui est assez fort pour ne pas désespérer. Il est vrai qu’il met cet optimisme à un haut prix. Pour y parvenir, il faut traverser bien des erreurs, subir bien des déceptions ; mais celui qui persévère trouve à la fin la récompense de ses efforts. Sans doute nous assistons dans ce livre à bien des découragemens, et si nous nous en tenons aux premiers compagnons de Wilhelm il est évident que le livre paraîtra entaché de pessimisme. Aurélie, Serlo, Laërtes, Mélina, toute cette tourbe terne et désabusée nous fait goûter la lie amère de l’expérience ; mais est-ce que ce sont eux qui sont les véritables héros du livre et qui lui donnent sa signification ? Voyez plutôt dans le fond du tableau ce groupe de personnages qui fait contraste avec ceux qui occupent le premier plan : la belle sainte, l’oncle, l’abbé, Lothaire, Jarno, Thérèse, Nathalie, voilà les personnages, pour ne rien dire de ceux des années de voyage, qui donnent la clé du livre et qui sont chargés d’en exposer la morale et d’en tirer les conclusions. Certes ceux-là ne représentent pas le dégoût de la vie, le désenchantement et le désespoir ; leur expérience n’a rien d’amer, leur sagesse n’a rien de triste. On dira peut-être que Wilhelm a obtenu peu de chose en comparaison de ce qu’il espérait, et que son bonheur ressemble beaucoup à la résignation ; mais ceux qui concluraient de là que le livre contient une morale ironique et pessimiste obéiraient à l’illusion qui nous fait considérer notre vie individuelle comme mesquine lorsque nous la comparons à la vie générale qui nous entoure. C’est précisément cette opposition entre la vie individuelle et la vie générale qui est symbolisée d’une manière admirable par l’antithèse de Wilhelm et de l’association maçonnique formée dans la maison de Lothaire. Notre vie individuelle est toujours pauvre et dénuée quand nous la comparons à ce monde extérieur, qui est si plein et si riche. Qu’est-ce cependant que cette richesse générale ? C’est l’œuvre d’efforts individuels sans nombre. Chacun y contribue pour sa part et en profite