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Avec quelle sagesse le maître emploie tour à tour ces divers systèmes transformés en méthodes, avec quel sentiment exact de la valeur et de la mesure, avec quel tact délicat du point où l’un ou l’autre cesse d’être applicable, c’est ce que savent tous ceux qui l’ont lu avec le respect et l’attention qu’il réclame. Comment a-t-il réussi à rendre, obéissantes toutes ces opinions contradictoires, d’ordinaire récalcitrantes et tyranniques ? Par quel art a-t-il dompté toutes ces forces intellectuelles, de manière à en faire les serviteurs dociles de son esprit ? Cela est le secret de son génie et du long effort de sa vie, et ne s’est vu que cette seule fois dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Tous les systèmes de morale sociale et de morale individuelle se rencontrent donc à la fois dans le Wilhehn Meister, mais ils ne sont les uns et les autres que les instrumens et les outils de la pensée de l’auteur, et il n’en est aucun qui pourrait élever la prétention d’être l’exact interprète de cette pensée souveraine. De là une nouvelle difficulté pour le commentateur ; il lui est interdit de choisir entre ces divers systèmes de morale, puisque le maître n’a montré de préférence marquée pour aucun. Pour toute sorte de raisons, il sera donc sage de résister à la dangereuse tentation qui pousserait à interroger d’une manière trop pressante les détails et les épisodes particuliers du livre, et de s’en tenir à son ensemble et aux conclusions qui en sortent tout naturellement. Une des singularités du Wilhelm Meister, c’est que les détails en sont aussi inquiétans et aussi irritans que les conclusions en sont sages, rassurantes et calmantes. Tenons-nous-en donc à ces conclusions et à ces leçons générales ; la matière est encore assez vaste pour qu’il soit difficile de l’épuiser en quelques pages.


II. — ESTHETIQUE DE WILHELM MEISTER.

La composition littéraire de ce livre est de la plus grande importance. Un jour que Mme de Staël interrogeait le philosophe Fichte sur sa morale, il répondit très justement : « Prenez ma métaphysique, et vous saurez quelle est ma morale. » Il en est ainsi pour Goethe : quiconque veut connaître sa morale doit avant tout connaître son esthétique, car l’une dépend de l’autre. Cela est vrai de toutes ses œuvres en général, mais cela n’est vrai d’aucune autant que de Wilhelm Meister. C’est là qu’il s’est le plus clairement et le plus crûment dévoilé. Partout ailleurs ; le choix habile de ses sujets et la perfection de son art ont dissimulé ses véritables principes et ont donné le change à ses lecteurs sur ce qu’il pensait réellement ; mais là il étale ces principes avec une indifférence impérieuse et une sorte de cynisme souverain. Aussi le livre fit-il scandale à son apparition, même parmi les admirateurs les plus fervens de