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amitié pour Brutus n’en fut pas altérée. C’est encore sur lui qu’il a les yeux, c’est lui qu’il appelle, quand tout lui semble perdu en Italie. Rien n’est plus touchant que ce dernier cri d’alarme. « Nous sommes les jouets, mon cher Brutus, de la licence des soldats et de l’insolence du chef. Chacun veut avoir dans la république autant de pouvoir qu’il a de forces. On ne connaît plus ni raison, ni mesure, ni loi, ni devoir; on n’a plus souci de l’opinion publique ni du jugement de la postérité. Accourez donc et donnez enfin à la république cette liberté que vous lui avez conquise par votre courage, mais dont nous ne pouvons pas encore jouir. Tout le monde va se presser autour de vous; la liberté n’a plus d’asile que sous vos tentes. Voilà notre situation en ce moment; puisse-t-elle devenir meilleure! S’il en arrive autrement, je ne pleurerai que la république; elle devait être immortelle. Pour moi, il me reste si peu de temps à vivre! »

Peu de mois après, Lépide, Antoine et Octave, triumvirs pour reconstituer la république, comme ils s’appelaient, se réunirent près de Bologne pour s’entendre. Ils se connaissaient trop pour ne pas se savoir capables de tout : aussi avaient-ils pris les uns contre les autres de minutieuses précautions. L’entrevue eut lieu dans une île, et ils y arrivèrent avec un nombre égal de troupes qui ne devaient pas les perdre de vue. Pour plus de sûreté encore, et de peur qu’il n’y eût quelque poignard caché, ils en vinrent à se fouiller l’un l’autre. Après s’être ainsi rassurés, ils discutèrent longtemps. Il ne fut guère question des moyens de reconstituer la république : ce qui les occupa le plus avec le partage du pouvoir, ce fut la vengeance, et l’on dressa avec soin la liste de ceux qu’on allait tuer. Dion Cassius fait remarquer que, comme ils se détestaient profondément, l’on était sûr, si l’on était très lié avec l’un d’entre eux, d’être le mortel ennemi des deux autres, en sorte que chacun demandait précisément la tête des meilleurs amis de ses nouveaux alliés; mais cette difficulté ne les arrêta pas : ils avaient la reconnaissance bien moins exigeante que la haine, et en payant de quelques amis, même de quelques parens, la mort d’un ennemi, ils trouvaient encore le marché bon. Grâce à ces complaisances mutuelles, on s’accorda vite, et la liste fut dressée. Cicéron n’y était pas oublié, comme on pense bien : Antoine l’avait réclamé avec passion, et il n’est pas probable, quoi que disent les écrivains de l’empire, qu’Octave l’ait beaucoup défendu; il lui aurait rappelé une reconnaissance pénible et le souvenir d’un parjure trop éclatant.

La mort de Cicéron explique la mort de Brutus. La correspondance et les écrits où nous avons trouvé une source si précieuse d’informations pour l’histoire de ce temps permettent de pressentir