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soixante ans de justice politique, trente ans d’émancipation religieuse, n’ont pu effacer les souvenirs laissés par tous les genres d’oppression. L’état économique, l’état social, l’état religieux sont tels que les a faits la tyrannie. La liberté n’a encore eu le temps de créer ni les capitaux, ni les situations, ni les mœurs que donne la liberté, et, à mesure qu’elle s’est développée, elle a fait sentir plus vivement les injures du passé et les souffrances du présent; mais que les choses aient tant de rancune en Irlande, tandis que les hommes ont si peu de mémoire ailleurs, voilà ce qu’il est difficile de concevoir. Il devrait être, ce semble, indifférent à l’économie publique qu’un champ appartienne au fils d’un soldat de Cromwell ou au descendant d’un chef de clan, qu’il soit cultivé par celui-ci ou par celui-là, qu’une inégalité ait pris la place d’une autre inégalité. Comment l’ordre social qui n’a pas empêché le développement de la richesse en Angleterre a-t-il produit en Irlande la détresse et la famine? L’Angleterre s’en étonne, car pour elle le bien ou le mal, c’est ce qui est ou ce qui n’est pas comme en Angleterre. Après avoir donné à l’Irlande le bienfait de la législation anglaise, elle ne sait que faire, et s’indigne contre l’obstination des Irlandais à mourir de faim. En Irlande même, on est divisé sur toutes les questions, depuis la pomme de terre et la culture à la main jusqu’à la nationalité et à la religion. Chacun accuse une race, une classe, un culte; aucun cri unanime ne s’élève pour diriger le législateur. Il n’y a de reconnu que le mal et l’inefficacité des remèdes.

Suivant M. Gustave de Beaumont, les maux de l’Irlande doivent être attribués à une mauvaise aristocratie, à la mauvaise constitution de la propriété. Le vice originaire a été aggravé par des circonstances particulières à l’Irlande, qui ont produit la ruine des riches et la misère des pauvres, la dureté des uns et les crimes des autres. A l’appui de l’opinion de M. de Beaumont, il faut citer celle de M. de Cavour, dont l’écrit sur l’Irlande n’est pas assez connu et étonnerait grandement, s’ils le lisaient, les nombreux admirateurs et les plus nombreux ennemis que compte en Irlande le ministre de l’Italie. « M. de Beaumont, dit-il, a montré dans son remarquable ouvrage sur l’Irlande que presque toutes les souffrances de ce pays peuvent être attribuées à une mauvaise aristocratie. Il est évident que, dans un pays où la propriété est la base de presque tout le pouvoir, rien ne peut être plus funeste que de voir d’un côté la classe des propriétaires et de l’autre la masse du peuple appartenir à des races différentes et à des religions opposées. On ne pourra jamais trop souvent répéter que là est l’origine fatale des maux sans nombre qui vicient toutes les institutions politiques et sociales de l’Irlande. »