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réformateurs. Quoique beau-frère des Gracques, il s’était prononcé contre les lois agraires et avait même approuvé la mort de Tiberius. Un patricien romain, quelque éminent qu’il fût, était patricien avant tout, et la passion d’Émilien pour les intérêts de son ordre aveuglait ce jour-là ce noble esprit ; il s’y mêlait la crainte de voir la république ébranlée par des agitations populaires, quelque raisonnable qu’en fût le principe. Scipion Émilien était de ces hommes qui, attachés à un ordre de choses, n’admettent pas volontiers les innovations qui pourraient le sauver en le transformant, redoutent trop les ébranlemens qui pourraient le raffermir, et croient le mal toujours moins dangereux que le remède. Du reste, sa passion politique était pure de tout motif personnel, et l’avarice, si puissante sur la plupart des hommes de son parti, lui était étrangère. Il comprenait les périls de la république : les larmes qu’il répandit sur la chute de Carthage, dont il était l’auteur, eussent été une affectation de sentimentalité hypocrite, si elles eussent coulé sur Carthage ; mais Scipion Émilien, comme il le dit, pleurait sur Rome, qu’il voyait menacée dans l’avenir d’un sort semblable, et c’est en pensant à Rome qu’il prononçait tristement ces vers d’Homère : « Le jour viendra qui verra périr la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et son peuple. » C’était aussi par une citation d’Homère que Scipion Émilien avait exprimé son approbation de la mort de Tiberius Gracchus. Il aimait les lettres grecques et l’élégance grecque ; disciple de Polybe et de Panænus, il fut le premier à Rome, où les barbiers venaient de Grèce, qui se fit raser tous les jours. Il encouragea aussi les lettres latines. On sait que l’affranchi Térence fut admis dans sa maison, et si on ignore quelle fut à Rome la demeure des Scipions après que le père des Gracques eut acheté la maison de l’Africain, voisine du Forum, pour bâtir sur son emplacement la basilique Sempronia, la villa de Scipion à Laurentum, où fut depuis celle de Pline, a été immortalisée par les entretiens de l’Émilien et de Lælius, Lælius, qu’on appelait le sage, et qui l’était trop en effet, car, un bon mouvement l’ayant poussé à entreprendre l’œuvre des lois agraires, la difficulté et les dangers de l’entreprise l’avaient arrêté. Aujourd’hui, en se promenant sur ce rivage de Laurentum, aux environs de la belle forêt de plus de Castel-Fusano, il est impossible de ne pas songer à Scipion et à Lælius s’y promenant ensemble et y ramassant des coquilles aussi indolemment que le peut faire chacun d’entre nous, et cela au milieu de ces agitations terribles qui devaient causer la mort de Scipion. Ce contraste est encore une vue sur l’histoire. Les grands hommes ne sont pas toujours en scène et en action, et dans les temps les plus troublés il se trouve une heure pendant laquelle ils ramassent des coquilles.