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versait dans sa fuite, et allèrent, assommant ainsi tous ceux qu’ils rencontraient ou les poussant vers les escarpemens du Capitole.

Tiberius voulait fuir, mais il tomba sur d’autres qui étaient tombés devant lui. Un indigne tribun, soudoyé certainement par les patriciens, avec le pied d’un siège le frappa à la tête. Un autre misérable, Lucius Rufus, se vanta depuis de lui avoir porté le second coup. On dit qu’il était tombé devant la porte du temple de Jupiter, au pied des statues des rois. Certes jamais Tiberius Gracchus n’avait songé à se faire roi, mais on l’en avait accusé, comme c’était l’usage d’en accuser tous les défenseurs du peuple ; un tel rapprochement dut être agréable aux patriciens, et ils ne l’épargnèrent pas sans doute à sa mémoire : ils ne firent pas remarquer qu’auprès des statues des rois était celle de Brutus, le grand patricien qui dut se reconnaître dans le grand et infortuné plébéien, son égal en patriotisme et plus humain que lui.

Initium in Roma, civilis sansuinis, dit Valère-Maxime ; ce fut le premier sang répandu dans Rome par la guerre civile, et ce sang, ce n’étaient pas les plébéiens qui l’avaient fait couler. Les riches et le sénat souillèrent par de tristes fureurs leur facile victoire ; ils traînèrent le corps de Tiberius par toute la ville avant de le jeter dans le Tibre, qui baigne presque le pied du Capitole, et un édile, c’est-à-dire un magistrat chargé d’entretenir l’ordre et la police dans la ville, précipita de sa propre main le cadavre dans le fleuve. Il était de la famille à laquelle avait appartenu Lucrèce, car il s’appelait Lucretius ; à ce glorieux nom qui rappelait des souvenirs de liberté dont il se montrait si peu digne, on joignit dès ce jour le sobriquet de Vespillo (croque-mort). Trois cents des partisans de Gracchus furent tués à coups de pierre ou de bâton. Les lettrés grecs, ses amis, qu’on accusait à leur honneur, et je pense avec raison, de ne pas être étrangers à ses inspirations généreuses, furent mis à mort ou poursuivis, et un Romain nommé Villius, coupable du même crime, fut enfermé dans un tonneau pour y périr sous la dent des vipères. Quant à Scipion Nasica, il ne put rester à Rome, où le peuple, indigné de l’assassinat d’un tribun, dont la personne était inviolable, accompli dans un lieu consacré, le plus saint de la ville, l’accablait d’injures et lui aurait fait un mauvais parti. Bien que grand-pontife et par là nécessaire aux sacrifices, il dut quitter Rome, et, dit Plutarque, « allant hors de son pays, errant, sans honneur et avec grand travail et trouble d’entendement, il mourut bientôt après en Asie, non loin de la ville de Pergame. »

La mort tragique d’un autre membre plus illustre de la même famille vint consterner Rome. Scipion Émilien, le vainqueur de Numance et de Carthage, était revenu à Rome, où il combattait rudement les