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pas de faire dans l’obscurité une aussi longue course pour rentrer à Yokohama. Je lui conseillai donc de prévenir les autorités et de faire appeler un staban ou yakounine (sergent de ville, officier), avec lequel je saurais bien m’entendre. Un homme fut expédié, et quelques minutes après, je le vis revenir, marchant à grands pas et accompagné de deux officiers à l’air grave et important. Ils m’abordèrent poliment; l’un d’eux tira un carnet de sa ceinture, et, prenant note de tout ce que je disais, il se mit à me demander mon nom, mon état, ma nationalité, d’où je venais et où j’allais. J’aurais pu laisser toutes ces questions sans réponse, puisque je n’étais point sorti des limites territoriales en dedans desquelles les étrangers ont le droit, d’après les traités, de circuler librement; mais discuter un point de droit avec un agent subalterne au service d’un des mille petits tyrans qui fourmillent au Japon ne m’aurait conduit à rien, et je subis de bonne grâce l’interminable interrogatoire de mon interlocuteur, qui agit en cette circonstance avec autant de solennité que si les plus graves intérêts eussent été en jeu. Lorsqu’il eut épuisé toutes ses questions, je lui en adressai de mon côté quelques-unes dont la solution me touchait davantage. Je lui demandai s’il était enfin permis à l’aubergiste de pourvoir à mes besoins, de me donner pour de l’argent un repas et une chambre, et d’avoir la conscience en repos sur les conséquences d’un acte si peu illégal. Le staban fit encore quelques difficultés. La cuisine japonaise ne convenait pas au goût des étrangers, il n’y avait point de lit dans les chambres, et je ne voudrais pas coucher sur des nattes. Il était de toutes façons plus convenable, selon lui, de m’en retourner d’où j’étais venu. La soirée était belle et calme. Il se chargeait de me procurer un canot qui me reconduirait sain et sauf à Yokohama, et en outre il s’engageait à m’y envoyer mon cheval dès le lendemain à la pointe du jour. Décidé à ne pas faire de concession à ce sujet, je menaçai de porter mes plaintes au gouverneur de Yokohama, si on cherchait à m’entraver dans ce que j’avais l’intention et le droit de faire! La discussion n’alla pas plus loin, et le staban et son acolyte se retirèrent pour aller faire leur rapport au magistrat du lieu. Je n’entendis plus parler d’eux, et je présume qu’il fut convenu dans le conseil d’état de Kanasava qu’il fallait me laisser en paix.

J’ai insisté un peu sur les détails de cette scène, parce qu’on en voit sans cesse de pareilles se renouveler au Japon, et qu’elle montre par certains côtés la nature de nos rapports avec la population japonaise. Cette population est placée sous la tutelle d’un gouvernement despotique, et n’ose faire un seul pas sans quêter l’agrément de ses maîtres. Ceux-ci, pour des raisons qui nous ont paru