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jonchaient le milieu du chemin. Il s’était successivement dépouillé de presque tous ses habits, qu’il avait attachés derrière la selle du cheval, et il montrait à nu ses membres nerveux, secs, bien proportionnés et bizarrement tatoués. On voyage vite à cheval quand on n’a pas de compagnon : en peu de temps, j’eus traversé plusieurs vallons, gravi deux ou trois montées, et j’étais à une bonne distance de Yokohama, lorsque mon betto s’arrêta devant une maison de thé en s’informant si je ne voulais pas prendre un instant de repos. Je le vis haletant, baigné de sueur; il n’était pas difficile de comprendre qu’il était fatigué. Je mis pied à terre, et, m’asseyant sous la galerie ouverte (verandah) qui entourait la maisonnette, je demandai du thé et du tabac, qu’une vieille femme proprement vêtue s’empressa de m’apporter.

De l’endroit assez élevé où cette première course m’avait conduit, je voyais s’étendre autour de moi la campagne japonaise, si pittoresque, si luxuriante, d’un aspect si paisible, et si parfaitement belle que tous les paysages que j’ai pu voir s’effacent lorsque je veux les comparer à elle. A mes pieds s’ouvrait une large vallée flanquée de collines couvertes d’arbres magnifiques; un peu plus loin, d’autres collines s’échelonnaient de terrasse en terrasse, et finissaient par former à l’horizon l’imposante chaîne de Hankoni, au milieu de laquelle se détachait le pic de Fousiyama, sous la magique lumière du soleil couchant. De l’autre côté de la vallée, j’avais vue sur la mer : elle était calme comme un lac des montagnes, et ses longues vagues, empruntant au ciel du soir des reflets de pourpre et d’orangé, semblaient d’or et de feu. Dans cet endroit, une passe longue et resserrée pénètre assez avant dans les terres, et réunit à la mer un petit lac. De nombreuses embarcations de pêche le sillonnaient; sur les bords, j’apercevais un assez grand village.

Mon betto, amateur des beautés de la nature, comme tous ses compatriotes, se fit de lui-même mon cicérone. « Voici, en vérité, dit-il, le plus bel endroit qui soit aux environs de Yokohama! Vous pouvez voir Fousiyama et la mer, et là-bas, à vos pieds, ce village blanc baigné par les eaux du lac, c’est Kanasava; il appartient au vieux daïmio de Fossokawa. » Depuis longtemps, j’avais formé le projet de visiter ce village, et m’en voyant si près, je résolus aussitôt de m’y rendre; mais le jour touchait à sa fin, et si j’étais descendu jusqu’à Kanasava, je n’aurais pu rentrer à Yokohama qu’assez tard dans la nuit. Afin d’ôter tout motif d’inquiétude à mon hôte et de me promener tout à mon aise, je demandai au betto si, moyennant une récompense de 2 itzibous (5 francs), il voulait porter une lettre à Yokohama et me transmettre la réponse à Kanasava avant minuit. Il s’agissait d’une course de 25 kilom., et le betto venait de