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cependant je la regarde comme assez probable. Frédéric II n’est pas le premier grand homme, le premier libre penseur qui ait été troublé par des craintes de ce genre, et l’histoire nous fournit plus d’une excuse de sa faiblesse, si des exemples peuvent en pareil cas servir d’excuse. » (Lettre à M. W. Eden, 11 mars 1775.)

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« Dans une lettre qui m’a été communiquée sous la promesse du plus grand secret et que le roi de Prusse a adressée à sa sœur, la princesse Amélie, un jour avant son accès de goutte, il se plaint si vivement d’être abandonné de tout le monde, de n’avoir pas un ami, et montre une telle tristesse, pour ne pas dire une telle faiblesse, que, si je n’étais certain qu’il ne pouvait se figurer que cette lettre dût être lue de qui que ce soit, je serais tenté de supposer qu’il l’a écrite avec quelque intention cachée. » (Lettre à lord Suffolk, 7 octobre 1775.)

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« Le roi de Prusse n’est pas assez bien pour s’occuper d’affaires quelconques. Le commandant de Potsdam donne le mot d’ordre tous les matins, et, singulière comédie, annonce régulièrement aux officiers de la garnison que le roi assistera à la garde montante, puis, avec la même régularité, leur apprend, quelques minutes avant l’heure, « que des affaires de la plus haute importance empêchent ce jour-là sa majesté de s’y rendre. » Personne à Potsdam n’oserait s’informer de sa santé. Chacun observe à cet égard le plus profond silence, et nul, à l’exception du chirurgien et de quelques gens à gages, n’a la permission d’approcher de Sans-Souci. » (Lettre à lord Suffolk, 17 octobre 1775.)


Il faut citer en entier une lettre remarquable écrite à lord Suffolk le 18 mars 1776 :


« La base du système du roi de Prusse, depuis son avènement jusqu’à ce jour, semble avoir été de considérer l’espèce humaine en général, et en particulier ceux sur lesquels il était appelé à régner, comme des êtres créés uniquement pour servir d’instrumens à ses volontés et de moyens à son ambition dans tout ce qu’elle lui ferait entreprendre pour augmenter sa puissance et ajouter à ses possessions. Agissant d’après ce principe, il n’a pris pour guide que son seul jugement, ne consultant jamais aucun de ses ministres ou de ses officiers supérieurs, et cela beaucoup moins par le peu de cas qu’il faisait de leurs talens que par la conviction, fondée sur ses propres sentimens, qu’en se servant d’eux autrement que comme de simples instrumens, il risquait de les voir, avec le temps, penser et vouloir d’eux-mêmes, sortir d’un rôle subalterne et viser à une action dirigeante. Pour persévérer dans ce système, il a dû renoncer à toute compassion, à tout remords, et bien entendu à toute religion et à toute morale. Il a remplacé l’une par la superstition, l’autre par ce qui s’appelle en France sentiment et c’est là ce qui peut, jusqu’à un certain point, expliquer ce singulier mélange de cruauté et d’humanité qui forme un des traits distinctifs de son caractère. Je l’ai vu pleurer à une tragédie, soigner un chien malade