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traient dans toute leur force. Il sait aussi que d’autres peuvent employer à Pétersbourg, pour y détruire son influence, les mêmes moyens dont il a usé pour rétablir, et sentant l’absolue nécessité, non-seulement de marcher d’accord avec la tsarine, mais encore de la diriger, il est résolu à ne rien épargner pour contrecarrer les négociations de toutes les cours de l’Europe avec elle. C’est dans cette pensée qu’il a proposé un second voyage à son frère le prince Henri[1], en accompagnant cette proposition de magnifiques promesses et d’un présent considérable. L’Espagne, le Portugal, l’Italie, ne l’occupent guère que pour servir de texte à des plaisanteries et à des propos de table. Le Danemark et la Suède ne méritent pas son attention, et ses dispositions à notre égard semblent de tous points les mêmes qu’elles sont depuis douze ans. Votre seigneurie peut conclure de tout cela que tant que durera la vie du roi de Prusse, il n’y a pas plus de danger de voir la paix de l’Europe troublée par lui que par l’Angleterre elle-même ; mais comme sa santé, unanimement jugée fort précaire, est, dans mon opinion, s’il m’est permis de vous le confier, assez compromise pour faire croire à un danger imminent, il se peut que le système politique du Nord prenne bientôt un aspect tout nouveau, et ouvre un vaste champ aux conjectures. »


En 1775 et de nouveau en 1777, l’état de santé de Frédéric II inspira à ses ennemis l’espoir d’être débarrassés de ce rude adversaire. Il se remit toutefois, et donna un démenti aux prévisions de M. Harris en vivant encore onze ans et en reprenant assez de vigueur pour commander ses armées en personne. — Cet esprit fort n’était pas à l’abri des défaillances de la nature humaine.


« Parmi les faiblesses inconcevables que présente un si grand caractère, il faut placer un certain degré de croyance à l’astrologie judiciaire. J’apprends d’une source digne de confiance que la crainte de voir s’accomplir cette année une prédiction faite par un diseur de bonne aventure saxon, que le roi a eu la faiblesse de consulter il y a quelque temps, pèse sur son esprit et augmente l’aigreur de dispositions naturellement peu aimables. Il serait très malheureux pour ses sujets que ces sortes de craintes s’augmentassent, car il deviendrait infailliblement soupçonneux et cruel et, ce qu’il n’a pas encore été jusqu’ici, tyran en détail. Je n’aurais pas fait attention à ces propos, qui sentent trop l’antichambre, si je n’avais pu observer moi-même sa contrariété à la vue d’un habit de deuil à ses levers, et le changement sensible qui s’opère sur ses traits à l’annonce de la mort subite de quelqu’un. Ces sensations sont l’indice si évident de dispositions superstitieuses que, quoique je ne garantisse pas l’histoire de mon sorcier saxon,

  1. Ce prince était très avant dans les bonnes grâces de Catherine. Lors de son premier voyage à Saint-Pétersbourg, en 1770, les bases du partage de la Pologne avaient été posées entre lui et l’impératrice. — Son second voyage devait avoir pour résultat le mariage de la petite-nièce de Frédéric (la duchesse de Wurtemberg) avec l’héritier du trône de Russie (le grand-duc Paul).