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laissant son fils Titus pour achever son œuvre sanglante. On sait les épouvantables péripéties de ce siège qui dura deux ans, et le point extrême où les Juifs poussèrent la furie de la résistance nous donne une idée de ce que devait être leur disposition d’esprit au moment où l’espoir de vaincre ne leur était pas encore interdit. Sans doute un observateur ordinaire n’eût pas douté qu’à la longue Jérusalem succomberait devant la force; mais dans la croyance ou, si l’on veut, dans l’illusion invétérée du peuple juif, l’extrémité où elle allait être réduite n’était-elle pas précisément le gage du secours miraculeux qui lui viendrait d’en haut et de la réalisation prochaine des incomparables destinées que ses prophètes lui avaient assignées?

De leur côté, les chrétiens, qui sous le règne de Néron avaient beaucoup augmenté en nombre, surtout en Asie-Mineure, en Grèce et à Rome, auraient pu assister au lugubre drame qui se déroulait en Judée comme des spectateurs personnellement désintéressés, émus seulement d’une pitié sympathique pour un peuple coupable, égaré, mais enfin leur parent par la foi, et qui n’en était pas moins le peuple du Sauveur. Eux-mêmes d’ailleurs avaient été les objets de la cruauté raffinée du tyran, et nous savons aujourd’hui combien il s’en fallait alors que la synagogue et l’église fussent encore séparées par un fossé bien profond. Non-seulement dans la Palestine les disciples du Christ se considéraient toujours comme Juifs et même comme les meilleurs des Juifs, et n’avaient renoncé, ni pour eux-mêmes ni pour leurs compatriotes, aux rêves les plus ambitieux du messianisme traditionnel, mais encore la tendance judéo-chrétienne, cette alliance illogique de la loi et de l’Évangile que l’apôtre Paul eût voulu dissoudre entièrement, prédominait dans l’église en général. La grande majorité des chrétiens était donc de cœur et d’âme avec le peuple juif. Sans doute elle se flattait que des événemens aussi formidables l’amèneraient à résipiscence et lui ouvriraient les yeux sur l’erreur qu’il avait commise en repoussant Jésus de Nazareth; mais elle n’entendait nullement que l’étendard du polythéisme idolâtre flottât victorieusement sur les murs sacrés du temple du vrai Dieu. Elle s’unissait donc aux assiégés par ses vœux pour leur délivrance finale, par ses imprécations contre le paganisme et contre celui qui en concentrait la puissance, l’affreux Néron. Le chrétien judaïsant, qui trouvait dans sa double foi de chrétien et de Juif des motifs redoublés de haine contre le polythéisme et l’empire, était au fond plus disposé que personne à les maudire également et à observer ces signes des temps qui semblaient présager qu’une révolution universelle était imminente. Sous le coup des événemens dont il était témoin, sa répugnance contre le libéralisme des doctrines pauliniennes, lesquelles tendaient à diminuer la distance qui,