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la pratique, de ces audaces dans le dessin, plutôt qu’il ne devine ce que le tout pouvait avoir d’excusable, d’opportun même, à un moment donné. Nous craignons d’autant moins d’exprimer nos doutes à ce sujet que le maître lui-même a paru vouloir modifier plus tard et, jusqu’à un certain point, désavouer les formules excessives dont il s’était servi d’abord pour traduire sa pensée ou pour plaider sa cause. En lithographiant, quelques années après la publication de son Faust, une seconde série de scènes empruntées cette fois au théâtre de Shakspeare, Delacroix usait de son talent avec une tout autre prudence, avec une volonté beaucoup plus ferme de ne sacrifier aux hasards de la verve ni l’expression vraisemblable des choses, ni les justes exigences du procédé. La scène, entre autres, qui représente Hamlet, en face du spectre de son père errant le long des murailles de la ville, n’est pas seulement remarquable par le caractère imprévu de la composition et par l’énergie pathétique du sentiment qui l’a inspirée ; il y a là aussi un emploi très simple du moyen, un très bon exemple de cette modération dans le faire, dans l’indication de l’effet et du ton, qui est l’élément même, la condition nécessaire de la lithographie, tandis que le burin a pour tâche au contraire de préciser jusqu’aux moindres apparences et de tout expliquer jusqu’au bout.

Plusieurs autres pièces, notamment une jolie vignette intitulée la Fuite du Contrebandier, achèveraient de caractériser la manière de Delacroix à son meilleur moment, et mériteraient au moins d’être citées, si deux de ces pièces, d’une importance à tous égards exceptionnelle, ne suffisaient pour faire pressentir la signification du reste, et n’en résumaient hautement les qualités. Nulle part, à notre avis, le crayon de Delacroix n’a mieux prouvé sa certitude et sa souplesse, nulle part il n’a plus exactement approprié les formes de l’exécution au sujet que dans ces deux grandes lithographies représentant l’une un Lion de l’Atlas au fond d’une caverne formée par des rochers, l’autre un Tigre royal couché dans un pli de terrain au-delà duquel on aperçoit les lignes sinistres du désert. Tout est en proportion ici, tout es d’accord, — le sombre aspect du paysage et la majesté farouche des hôtes qui s’y sont installés, le ton riche sans faste du pelage et le dessin facile sans négligence des muscles et des os, la vigueur en un mot des intentions générales et l’expression savante des détails. Quelle que soit d’ailleurs la différence entre la nature des inspirations, des talens, des manières propres à chacun des trois maîtres, c’est à côté des plus belles lithographies de Charlet et de Géricault que celles-ci méritent d’être placées. Il n’y aura que justice à les comparer, sans distinction d’école ni de drapeau, parmi les meilleurs ouvrages que le crayon ait produits dans