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de Voyage, qu’il signalera d’un mot le poétique humoriste comme un talent original qui a sa place au soleil.

Mais si Goethe gardait le silence, ses disciples parlaient assez haut. L’un d’entre eux ou du moins un des hommes qui admiraient surtout chez l’auteur d’Iphigénie le secret de la beauté antique, et s’efforçaient de maintenir en Allemagne ces traditions du grand art, le comte Platen, ouvrit hardiment la campagne contre les néo-shakspeariens. Il écrivit deux grandes comédies aristophanesques où les écoles littéraires du temps étaient censurées avec une verve implacable. La première, intitulée la Fourchette fatale, s’attaquait aux Werner, aux Müllner, aux Houwald, à tous les coryphées du drame fataliste; la seconde, l’Œdipe romantique[1], était une caricature d’Immermann. Celui que Henri Heine comparait à Shakspeare était livré à la risée du parterre sous le nom à peine déguisé d’un versificateur grotesque, lequel promettait de corriger et corrigeait effectivement l’Œdipe de Sophocle d’après les principes de l’art moderne. Henri Heine, sans avoir un rôle dans la pièce, y était nommé en toutes lettres : Immermann, le citant au premier rang de ses émules, voyait en lui un continuateur de Byron associé à un nouveau Pétrarque. C’était une allusion à un journal de Berlin où Immermann n’avait pas craint de rapprocher ces deux noms à propos d’Almansor et de William Ratcliff. Immermann répondit à Platen par une poétique satire; quant à Henri Heine, qui était si en fonds pour cribler d’épigrammes littéraires l’auteur de l’Œdipe romantique, il eut le tort de s’attaquer, non pas au poète, mais à l’homme, et de l’outrager par d’indignes calomnies. Il n’avait pas même le mérite de l’invention; détestable conseillère, sa fureur l’avait fait tomber dans le plus triste des plagiats : il s’était souvenu des accusations infamantes que Voltaire prodigue à Frédéric, et il les jetait au noble poète pour se venger d’une épigramme. On peut lire ces violences au second volume des Reisebilder. « J’ai fait tort à Platen, disait Henri Heine plus tard; mais il s’agissait d’une lutte de parti, et l’adversaire était considérable. » Henri Heine s’abusait en parlant de la sorte, il n’avait fait tort qu’à lui-même; le nom du comte Platen est resté pur dans l’histoire des lettres allemandes, et n’a pas plus souffert que celui de Louis Boerne des diffamations de l’humoriste. Ainsi avec la passion et le sarcasme apparaissait

  1. Le sens donné ici au mot romantique par le comte Platen n’est pas celui qui a été consacré par l’histoire littéraire. Les romantiques allemands voulaient renouveler l’art du moyen âge et continuer son mysticisme; ils avaient le goût le plus vif pour les vieilles légendes, et s’ils admiraient Shakspeare, ils aimaient encore mieux les sources où il avait puisé. Telle était l’inspiration de Novalis, d’Arnim, de Brentano. Immermann au contraire aimait dans Shakspeare un des plus puissans interprètes de l’esprit moderne; il l’admirait virilement, tout en l’imitant mal. Immermann et ses amis ne sont pas des romantiques dans le sens allemand, ce sont des néo-shakspeariens.