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autant que par sa fougue personnelle, Immermann poussait sa fantaisie à outrance et croyait faire du Shakspeare. La belle magicienne qui devait calmer ces orages ne régnait pas encore sur les flots apaisés[1].

Puisque les tragédies de Henri Heine sont venues éclairer un chapitre peu connu de l’histoire littéraire de nos voisins, on nous permettra de signaler un des plus curieux incidens de cette période. La passion shakspearienne était si violente chez les dramaturges que l’un d’entre eux, un élève d’Immermann, un camarade d’Henri Heine, l’impétueux et barbare Christian Grabbe, fut pris un jour de remords et se mit à protester contre la barbarie dont il avait lui-même donné l’exemple; on dirait un homme entraîné sur les pentes périlleuses et qui se retient avec effort. La Shakspearo-manie[2], tel est le titre de ce curieux manifeste. « Non, dit le fougueux poète qui tant de fois avait imité Shakspeare à tort et à travers, non, Shakspeare ne mérite pas d’être regardé comme le plus haut modèle connu de la tragédie. Qu’on se rappelle les Euménides d’Eschyle, l’Œdipe à Colone de Sophocle... » Et après avoir recommandé en nobles termes l’étude de ces œuvres sublimes, il signale aussi aux poètes allemands le profit qu’ils peuvent tirer des grands modèles de la France. « Ils y trouveront, dit-il, tout ce qui leur manque, la gravité, la sévérité, l’ordre, l’effet théâtral, la force dramatique, la marche naturelle et rapide de l’action. Ils y trouveront encore (le croiront-ils?) une foule de caractères tels que Shakspeare n’en a point de meilleurs : chez Corneille Chimène et Médée, chez Racine Iphigénie, Athalie, Bérénice, Phèdre, Néron, et s’il s’agit de ces mots de génie, de ces éclairs tragiques, comme certaines gens les admirent surtout dans Shakspeare, ceux que nous offrent les poètes français sont à la fois mieux rendus et mieux amenés. Écoutez le moi de Médée, le soyons amis d’Auguste dans Cinna, la réponse d’Agamemnon dans Iphigénie : vous y serez, ma fille! Ne sont-ce pas des perles étincelantes sur le sombre voile de la Melpomène française ? » Il est curieux assurément que ces choses aient été écrites en pleine anarchie romantique et par un des plus violens adeptes de la littérature désordonnée. Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est l’hommage rendu à Molière. Il y a quelques années à peine, à Munich et à Berlin, de spirituels critiques répétaient encore les blasphèmes littéraires de Guillaume Schlegel contre l’auteur du Misanthrope; Christian Grabbe, en 1825, c’est-à-dire en face de Schlegel, et avant que Goethe eût vengé notre grand poète

  1. Voyez dans la Revue du 15 avril 1858 l’étude intitulée : le Poète Immermann et la comtesse d’Ahlefeldt.
  2. Voyez Dramatische Dichtungen von Grabbe. Nebst einer Abhandlung ueber die Shakspearo-manie; 2 vol. Francfort 1827.